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Les années super-8 Jeudi 12 Janvier 20h30
« Les Années super-8 » : une balade mélancolique en images dans la vie de femme mariée d’Annie Ernaux
En voix off, l’écrivaine et coréalisatrice du film, avec son fils David Ernaux-Briot, fait le lien entre des extraits d’archives familiales et les années 1970.
Synopsis et détails
"En revoyant nos films super huit pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là."- Annie Ernaux
Bande Annonce
Critiques

GRATTER LA SURFACE
par Thomas Grignon
La sortie l’an dernier de Passion simple et de L’Événement a permis de constater à quel point les récits « auto-socio-biographiques »[1] d’Annie Ernaux sont des défis lancés à l’adaptation cinématographique. Outre les limites des dispositifs choisis par les réalisatrices Danièle Arbid et Audrey Diwan (voir les textes qui leur ont été consacrés sur Critikat), force est de constater que la voie documentaire empruntée par Les Années Super-8 semble a priori plus proche de l’univers de l’écrivaine – ne serait-ce que parce qu’elle en est la coréalisatrice, aux côtés de son fils David Ernaux-Briot. La redécouverte des films amateurs de Philippe Ernaux, point de départ du projet, n’est d’ailleurs pas sans évoquer la genèse des Années (2008) et de Mémoire de fille (2016), deux ouvrages où de vieilles photographies surgies du passé donnaient l’impulsion d’une enquête mémorielle sur le poids des injonctions sociales. Depuis la publication de La Place en 1984, l’écrivaine n’a eu de cesse de dresser un état des lieux des conditionnements à l’œuvre sur les corps minoritaires (les prolétaires, les transclasses, les femmes). Dans Les Années Super-8, la caméra se révèle à cet égard un outil d’analyse précieux, puisque le figement des attitudes et des silhouettes à un moment donné de leur histoire invite à reconstituer, par le truchement de l’écriture, la « vision d’un monde »[2] inaccessible si l’on s’en tient à la surface des images. Le commentaire récité par Ernaux, en prolongement de sa propre œuvre littéraire, vise dès lors à restituer la conscience de quelques êtres chers par l’exégèse de détails prosaïques. Derrière cet ensemble de signes disparates se révèlent alors les non-dits d’existences anonymes, mais aussi les ferments de drames à venir : ce qui pointe ici, sous les images d’un bonheur unanime, tournées en vacances au Maghreb, en Espagne ou en Charente, c’est toute l’insatisfaction d’une prof de lettres à l’aube d’une carrière d’écrivaine, pressée d’en finir avec un mariage qui s’enlise.
Les Années Super 8 est le premier long métrage d’Annie Ernaux et de son fils David Ernaux-Briot, mais les fragments qui le constituent existent depuis des décennies. C’est effectivement un film de montage à partir de bobines familiales, tournées pendant 10 ans, de l’après-68 à l’aube des années 80. Les Années Super 8 est en apparence une toute petite chose – un film familial comme d’autres films familiaux, sur à peine plus d’une heure. Mais ce que les images saisissent d’un moment, ce qu’elles racontent ou omettent de raconter, et le regard aujourd’hui posé sur elles sont parfaitement passionnants.
Il y a, dans Les Années Super 8, ce qui est capté d’une époque. Ce peut être une lampe désormais vintage, un papier-peint qui ressemble à un décor, un vinyle d’Annie Cordy enfoncé dans un mange-disque, un sapin de Noël qui semble inévitablement échappé d’une photo de Diane Arbus. A plus large échelle, lorsqu’on sort du cocon familial, il y a l’essor du tourisme dans les années 70 : qu’est-ce que la caméra saisit d’un voyage au Chili, de la dimension politique qu’il revêt, d’un pays qui après le basculement politique n’existe plus de la même façon ? Qu’est-ce que la caméra peut bien montrer d’un voyage en Albanie où, dit-on, le réel est inatteignable ?
C’est en grande partie ce qu’explore le film familial devenu documentaire : on filme, certes, mais que peut-on raconter ? L’arrivée de la caméra, à l’époque « objet désirable par excellence », est un événement. Mais que peut-on en faire ? On filme les premières fois. On conserve ce qui est beau, on imprime les souvenirs. Un minigolf, des premières vacances à la neige. Mais l’image reste une création. Ernaux parle de happening théâtral lorsque la caméra se braque sur les membres de la famille. L’Ardèche est renvoyée à l’imaginaire de Jean Ferrat. L’Annie Ernaux qui commente en voix-off raconte l’Annie Ernaux à l’image parfois comme s’il s’agissait d’une autre, d’un personnage. C’est aussi ce dédoublement que le film raconte avec une grande finesse.
Quelle réalité se cache derrière les images ? Personne ne sait, en regardant cette jeune femme à l’écran, que celle-ci est en train d’écrire son premier roman. Personne ne voit, sur les films, le couple qui se disloque. Ce qui se trouve dans les ellipses, d’un film de Noël à l’autre. C’est un réservoir d’histoires par omission – une démarche à la fois cousine et inverse du formidable My Mexican Bretzel de l’Espagnole Nuria Giménez. Les Années Super 8 est poignant précisément par ce qu’il ne raconte pas, ou alors en pointillés. La caméra accompagne les débuts, mais que faire de la fin ? Que se passe-t-il quand la caméra ne cherche plus à « filmer le bonheur » ? Ces années seront déterminantes pour l’autrice Ernaux, mais tout cela reste hors du cadre.
On retrouve un certain nombre d’éléments de l’écriture d’Ernaux dans ce récit. Cette façon de dévoiler avec une simplicité confondante les mécanismes sociaux derrière les phénomènes qu’on pourrait croire seulement intimes. Ce ton factuel et doux qui accompagne des analyses perçantes. Ce sentiment d’intimité partagée, de confidence. Des confidences effectivement car une fois les films récupérés, l’autrice devient la gardienne de l’histoire familiale. Et si Les Années Super 8 ne remet pas entièrement en question son schéma (Ernaux co-réalisant d’ailleurs ce film avec son fils), il examine de manière bouleversante et profonde ce qui constitue la fiction familiale.

La démarche qui mène un artiste à la réalisation d’un film alors que ce n’est pas son domaine répond à une nécessité neuve, celle d’exprimer ce qu’aucune autre forme ne lui avait permis jusqu’ici. C’est à la fois exact et inexact en ce qui concerne Annie Ernaux, dont deux adaptations de ses œuvres l’ont rendue récemment familière du grand écran (Passion simple de Danielle Arbid et L’Evénement d’Audrey Diwan, tous deux sortis en 2021). C’est d’abord faux car le texte écrit et lu par la romancière-narratrice obtient sa valeur de sa qualité littéraire. Il pourrait se dispenser des images, voix intime et neutre prolongeant naturellement « l’autobiographie impersonnelle » qu’elle construit depuis cinq décennies. Mais c’est aussi vrai car Les Années Super 8 se compose d’une matière filmique originale qu’il a fallu organiser, faire résonner au montage : des fragments de vie familiale tournés en pellicule entre 1972 et 1981 par Philippe Ernaux, mari d’Annie Ernaux et père de David Ernaux-Briot – qui co-signe le film avec sa mère.
Celle qui écrivait au début des Années (2008) que « toutes les images disparaîtront » fait au contraire réapparaître son passé grâce à celles-ci. L’exercice d’auto-réflexion est fructueux : loin de verser dans le sentimentalisme (le grain et l’ancrage temporel des saynètes suffisent à effleurer la nostalgie), elle regarde la femme qu’elle était à travers un prisme socio-culturel. Tout est propice à l’analyse et semble la relier à son appartenance de classe, à commencer par l’acquisition de l’outil qui la filme. Des vacances en Albanie et au Chili au moment de l’Union populaire de Salvador Allende nous informent sur les pratiques d’une famille de gauche aisée et cultivée, prête à emménager dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise.
Cet intérêt sociologique se double d’un éclairage documentaire sur Annie Ernaux elle-même, puisque la décennie 70 correspond à la parution de ses deux premiers romans, soit sa naissance en littérature. Ils la feront changer de statut, et on devine que cela creuse une distance avec ses proches. Annie Ernaux est discrète, au bord du cadre, le regard souvent adressé au hors-champ comme si elle était en transition avant d’assumer entièrement sa vocation. De son côté, à mesure que le temps passe, l’objectif tenu par son mari filme de moins en moins le bonheur du foyer. Il se détourne des scènes heureuses au profit d’éléments périphériques – paysages, objets – jusqu’à cesser totalement de faire des images.
La fin du film concorde avec une rupture, et sans le savoir, la caméra a rendu compte de cette idée belle et simple qui raconte « les années super 8 » de chacun : tourner un film de famille, c’est avant tout immortaliser les moments de joie que l’on ne pourra pas vivre deux fois.

Tout autant qu’un film, c’est un livre d’images, lu par Annie Ernaux en personne. Et donc un objet immédiat de curiosité pour les admirateurs de cette écrivaine-phare de la littérature contemporaine. Ce premier long métrage (qui frôle le moyen par sa durée), signé avec son fils David Ernaux-Briot, a les honneurs de la Quinzaine des réalisateurs. Figurerait-il dans cette sélection sans l’aura d’Ernaux ? Après-coup, on se dit que non, sans doute pas, mais sans y voir non plus un motif de bouder la chance d’un nouveau voyage dans le temps avec l’autrice de Passion simple et de L’Événement.
Davantage qu’à ces fameux récits, respectivement portés au cinéma par Danielle Arbid et Audrey Diwan l’an passé, Les Années Super 8 fait écho à un ouvrage important d’Ernaux paru en 2008, Les Années, autobiographie du « on » plutôt que du « je », inscrite dans l’histoire sociale et culturelle de la France, de l’après-guerre au début du XXIe siècle. Monté à partir de films de famille, le film zoome sur une période brève, entre 1972, date d’achat de la caméra Super 8, « objet désirable par excellence », et 1981, quand le couple Ernaux se sépare.
La nature du commentaire apposé sur ces scènes muettes ne surprendra pas les lecteurs de la dame : il est sans sentimentalisme ni fioritures. Ernaux n’est pas du genre à s’extasier sur le souvenir de ses fistons ouvrant leurs cadeaux de Noël, non, elle préfère noter les « papiers peints lourds et chics qui nous classaient parmi la bourgeoisie ». Il n’empêche, il y a une drôle d’émotion à voir apparaître des visages seulement imaginés, jusqu’ici, à partir de ses écrits. Celui de sa mère, « consciente de ne pas faire bien dans le décor ». Celui de son mari, bel homme qu’elle appelle « Philippe Ernaux » tout du long. Et puis son visage à elle, surtout, de « jeune mère lisse » et de « femme secrètement taraudée par l’écriture », sur le point de sortir son premier roman, Les Armoires vides, sans se douter qu’« un livre ne change pas la vie, pas comme on espère ».
L’intérêt documentaire tient beaucoup à des séquences de vacances et de voyages – en Ardèche, au Chili, mais aussi, plus étonnant, dans une Albanie encore verrouillée par la dictature communiste. Le film témoigne tout à la fois d’une époque, d’une classe, et de l’existence banale d’une femme qui ne l’est pas. Après, pour ce qui est du cinéma, inutile de se voiler la face : Les Années Super 8 joue dans une catégorie mineure, loin d’égaler par exemple le récent Et j’aime à la fureur, présenté à Cannes Classics 2021, dans lequel André Bonzel réussissait, à raconter sa vie – et parfois la nôtre – à partir de films de famille de parfaits inconnus.

Un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd'hui, “Les années super 8” un documentaire de David Ernaux-Briot et Annie Ernaux.
Un documentaire intitulé Les année super 8 est disponible sur Arte. Il est réalisé par David Ernaux-Briot avec Annie Ernaux.
Je vois beaucoup de commentaires au mieux indifférents, au pire sévères sur cet objet. Ils disent que ce n’est pas grand-chose, que ça ne fait pas cinéma, que c’est mou ou informe. J’ai un peu envie de le défendre, parce que je crois - j’espère ! - qu’au-delà de mon amour presque inconditionnel pour l'œuvre d’Annie Ernaux, il y a quelque chose dedans qui est intéressant, et peut-être même qui interroge l'œuvre et l’amour en question.
Les Années super 8 est un film réalisé par David Ernaux-Briot, le fils d’Annie Ernaux. Au départ il y a des images filmées avec une caméra Super 8, comme nombre de familles de la classe bourgeoise en ont accumulé : des films de Noël, de voyages, de vacances estivales, de chahuts enfantins. Ces petites séquences muettes, tournées pour la plupart par l’ex-mari d’Annie Ernaux entre 1972 et 1981, se trouvent ici montées, et commentées dans la voix de l’écrivaine. C’est donc un objet hybride, peut-être pas un grand film de cinéma - il va sortir sur grand écran à la fin de l’année, mais en effet peut-être le format télévisuel lui sied davantage - mais un document dont l'intérêt cinématographique tient à son rapport à une œuvre littéraire.
D’abord on y retrouve les motifs et les sujets qu’Annie Ernaux excelle à écrire : la classe sociale d’abord, quand elle explique que la caméra super 8 était pour son mari et elle, dans les années soixante-dix, un signe de leur appartenance nouvelle à la bourgeoisie. Elle remarque d’ailleurs qu’il filmait beaucoup leur intérieur : un guéridon, une lampe, un fauteuil. On y voit sa mère à elle, personnage principal de La Place, on lit dans sa posture, sa blouse d’intérieur, la différence sociale qu’Annie Ernaux documente. On y suit surtout, comme dans Les Années, et à ce même rythme effréné de l’écriture, la fin des trente Glorieuses du point de vue de ce qu’on appelle aujourd’hui une transfuge de classe, qui a soudain accès à la culture, à la consommation de masse, aux voyages - le couple Ernaux va au Chili, en URSS dans des voyages organisés. On retrouve à l’écoute de la voix off cette immense clarté dans la description, quelque chose d’une simplicité miraculeuse dans la transmission d’un air du temps, d’une pensée commune, de caractères de classe.
Entre l'image et le texte
Et puis il y a ce que les images font à son écriture : c’est ça qui est nouveau et intéressant dans le film. Il semble que l’image amplifie ce qu’il y a de distance à l’intérieur même du style Ernaux, qui, en même temps qu’il décrit le souvenir avec de l’empathie, parfois de la tendresse, est aussi un formidable outil critique et autocritique. Elle décrit par exemple leur voyage familial au Maroc, où ils croyaient “dépayser les enfants”, alors qu’on les voit dans un club de vacances sautant dans des piscines, entourés de touristes blonds comme eux. On peut encore citer ce qu’elle décrit de leur rapport à la nature et à l’écologie, quand ils vont en Ardèche dans la France “ancestrale”, et croient redécouvrir un rapport authentique à la campagne, depuis leur nouvelle posture bourgeoise et urbaine. À l’écran la silhouette malhabile d’Annie Ernaux montre le décalage. On y voit ce qui se joue à la fois de honte à retrouver la rudesse de ce qui a été longtemps son environnement, et la fierté d’y jouer maintenant qu’elle en est sortie. On voit beaucoup Annie Ernaux à l’écran, souvent mal à l’aise, le sourire timide. On ne peut s’empêcher, quand on a lu Les Années, ou la Femme gelée, d’y lire les signes de ce qui vient, le divorce, l’émancipation, en partie par l’écriture. L’écriture existe d’ailleurs dans le film, elle est un hors-champ permanent, évoqué dans la voix off à plusieurs reprises. Le projet par exemple, encore secret, d’un “roman violent et rouge” évoqué alors qu’à l’écran des enfants en pyjama déballent des cadeaux lors du Noël 72. Ou encore ces images d’un festival Wagner à Annecy, où Annie Ernaux en robe chic serre maladroitement les mains de notables, alors qu’un manuscrit attend “dans le tiroir”’, comme une bombe à retardement. C’est un document doux-amer, qui fait grincer les images du bonheur familial intimement, puisque c’est aussi un objet qui chronique le détachement, la séparation. Les Années super 8 est un objet singulièrement émouvant, et cette émotion se loge bel et bien dans l’espace complexe qui se creuse entre le texte et l’image, bien au-delà de la simple nostalgie d’une soirée diapo."
Peu d’œuvres conjuguent autant l’intime et l’universel que celle d’Annie Ernaux. Sur bientôt cinquante ans, son travail, couronné récemment du Prix Nobel de Littérature, n’a eu de cesse d’évoquer son expérience personnelle à travers des récits dans lesquels beaucoup ont pu se reconnaître. Après une première exploration de la photographie dans L’Usage de la photo (Gallimard, 2005), puis dans Retour à Yvetot (Éditions du Mauconduit, 2013), Annie Ernaux poursuit son travail de réflexion sur sa vie de femme par le cinéma. Il est d’ailleurs étonnant de noter que ses récits, dont la lecture est pourtant si facile, et qui ne se perdent jamais en métaphores littéraires et effets de style, aient tant tardé à être adaptés en films. Pourtant, par une étrange coïncidence, la sortie de ce premier long-métrage en tant que réalisatrice (aux côtés de son fils David Ernaux-Briot) succède à une année 2021 qui nous a offert consécutivement trois films d’après ses écrits (Passion simple de Danièle Arbid, J’ai aimé vivre là de Régis Sauder et L’Événement d’Audrey Diwan). Une véritable fièvre Annie Ernaux, dont le Prix Nobel est peut-être l’apogée. Pour autant, il ne faudrait pas considérer ce nouveau film – qui a déjà circulé longtemps, dans des festivals, puis sur Arte avant sa sortie en salle – comme un simple élément de plus visant à surfer sur la vague du phénomène. Les Années Super 8 est un élément intégral de l’œuvre d’Ernaux, et peut-être même une pièce majeure.
Juste une mise au point
Son titre, d’abord, pourrait porter à confusion : Les Années Super 8 nous renvoie directement aux Années (Gallimard, 2008), l’un de ses livres les plus connus. Évidemment, les deux œuvres ont plusieurs points communs, à commencer par la description, honnête et avec le recul de l’âge, mais aussi parfois mélancolique, de moments passés, de décennies lointaines. Mais les bornes chronologiques des Années Super 8 sont plus nettes, car elles sont liées à un appareil, la caméra achetée par l’ex-mari d’Annie Ernaux, Philippe Ernaux (le texte des Années partait déjà de photos). Ainsi, la chronologie du récit s’étale donc de la première utilisation de cette caméra Super 8 à sa dernière, à partir des rushes retrouvés, convoquant l’éternelle question : « Pourquoi filme-t-on ? ». Contrairement à la seule mémoire, dont la sélectivité peut sembler aléatoire, il y a des choses qu’on souhaite filmer et d’autres qu’on ne filme pas. Bien que Philippe Ernaux semble avoir un vrai sens du cadre (c’est toujours lui qui filme, ou presque), il s’agit simplement de films de famille, qui ont pour but, comme les photographies, de fixer des moments heureux, de créer des souvenirs. Ainsi, Anne Ernaux redécouvre bien des années plus tard, alors que tout a changé, ces images muettes, censées affirmer le bonheur, et elle les commente dans un long texte, lu par sa voix, off. C’était avant tout, avant qu’elle n’écrive son premier livre, et puis pendant qu’elle l’écrit, en secret, avant le divorce, avant que Philippe ne meure. On y voit la mère d’Annie, les enfants et l’appartement d’Annecy, personnages familiers des lecteurs de l’autrice. Grâce au texte d’Ernaux, on décrypte aussi les pensées de la jeune femme, qui étouffe dans le rôle de mère assignée aux tâches domestiques auquel elle est en train de se condamner. Paradoxe des jeunes gens de gauche, chez qui les questions d’égalité entre les sexes semblent plus prégnantes en théorie qu’en pratique. Annie Ernaux est ainsi très présente à l’image, puisque c’est son mari qui filme, mais elle semble comme absente des événements qui se déroulent autour d’elle. Comme si, déjà, ce monde n’était plus le sien. Et puis, l’autre fantôme du film, c’est Philippe Ernaux lui-même, quasi absent de l’image et qu’Annie Ernaux appelle constamment de son nom complet, non pas par effet de style, mais pour souligner la distance qui s’installe entre eux, lui étant devenu, les années passant, presque un étranger pour elle. Dans son texte, comme toujours à la première personne, le « je » prend progressivement le pouvoir sur le « nous ».
Les années Giscard
Les Années Super 8 est ainsi l’histoire d’un couple qui se sépare, et la raréfaction progressive des images au fil du temps ne fait que souligner cette distance grandissante, que personne, pourtant, ne formule alors. C’est aussi l’histoire d’une jeune femme venue d’un milieu modeste, et de son accession à la propriété et à la petite bourgeoisie, celle du mobilier neuf et des vacances à l’étranger. C’est l’histoire de son désir intérieur d’exister autrement que simplement comme mère et compagne. Mais Les Années Super 8, comme l’étaient Les Années, et comme le sont, d’une certaine manière, tous les livres d’Annie Ernaux, est aussi une histoire de la France, celle des Trente Glorieuses, de la grande consommation et du tourisme de masse. Un portrait d’autant plus passionnant qu’il est vu par le prisme de jeunes gens qui se revendiquent encore intellectuels de gauche, tendance post-1968 : on lit Le Nouvel Observateur et L’Express, comme les héros des Choses de Perec, et on va en vacances en Amérique du Sud, où le socialisme est au pouvoir, et même en Albanie, pour s’instruire et voir de ses yeux le maoïsme en Europe. L’importance de l’œuvre d’Annie Ernaux s’explique notamment parce qu’elle évoque une histoire française que personne n’a vraiment racontée, en tout cas pas de cette manière-là, pas avec ce point de vue-là. Une histoire dont on aurait tort de croire qu’elle ne nous concerne pas, racontée avec un regard sérieux et lucide, mais aussi, malgré tout, une certaine tendresse. Et puisque, à force de lectures, on connaît Annie Ernaux depuis longtemps, ces images sont aussi, un peu, les nôtres.
Fiche technique
- France2022
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Réalisation : Annie Ernaux, David Ernaux-Briot
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Scénario : Annie Ernaux
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Image : Philippe Ernaux
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Son : Mélissa Petitjean
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Montage : Clément Pinteaux
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Musique : Florencia Di Concilio
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Producteur(s) : David Thion, Philippe Martin
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Production : Les Films Pelléas
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Interprétation : Annie Ernaux (la narratrice)
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Distributeur : New Story
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Date de sortie : 14 décembre 2022
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Durée : 1h01

La réalisation

Annie Ernaux
Auteur d'une vingtaine d'ouvrages de fiction et de mémoires, Annie Ernaux est considérée par beaucoup comme la voix littéraire la plus importante de France. Elle a obtenu le Prix Renaudot pour La place de l'homme et le prix Marguerite Yourcenar pour l'ensemble de son œuvre. Plus récemment, elle a reçu le prix international Strega, le Prix Formentor, le Prix de la traduction français-américain, et le Warwick Prize pour la traductrice de l'année. Récemment, deux de ses livres ont été adaptés en films primés : Simple Passion de Danielle Abrid (selection officielle Cannes 2021) ; The Happening de Audrey Diwan (Lion d'or de la Mostra de Venise). Prix Nobel de littérature 2022

David Ernaux Briot
David Ernaux-Briot, fils d'Annie et de Philippe Ernaux, est né en 1968. Il a grandi à Annecy et plus tard à Cergy-Pontoise. Après des études scientifiques, il s'oriente vers le journalisme scientifique. et a contribué à des émissions de télévision spécialisées telles que E=M6 et C'est pas Sorcier. Il a écrit Il a écrit et réalisé les mini-séries Théâtre des Machines, Corpus, Art et Sport pour les plateformes Universcience et CANOPE. Les années Super-8 est son premier long métrage documentaire.

Les interviews
Franceinfo : Pourquoi avez-vous choisi de sortir ces films et les partager au public ?
Annie Ernaux : Mon fils David a eu envie de montrer ces films à ses enfants, il a donc organisé une soirée film, comme autrefois, et il m'a demandé de commenter. Et je me suis aperçue que j'étais la mémoire de ces films. Ultérieurement, il m'a dit : on va faire un film et toi, tu fais le récit. Tu ne t'occupes pas du montage, mais tu fais le récit. Et c'est à partir de là que j’ai regardé avec attention tous ces films, en les remettant dans l'ordre chronologique. J'ai eu un moment de questionnement : qu'est-ce que je peux dire sur ces images muettes ? Et je suis partie.
Dans ce récit, plus que de faire revenir des souvenirs, s'agissait-il pour vous de faire revenir des sensations ?
Oui, car ce n'est pas intéressant de donner des souvenirs en vrac. Je voulais resituer comment j'étais dans l'époque et aussi comment était l'époque. À travers le décor et le choix de ce qui est filmé, on peut ressentir cette période, en alternance entre ce qu'il peut y avoir d'intime et de familial et l'époque, cette époque tout à fait particulière des années 70. Il y a alors une grande espérance générale de la population française, on attend énormément. On attend la gauche, pour une partie de la population. Avec ce film, je voulais faire revivre l'époque, donner une couleur de l'époque.pour lire la suite

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Sur la plage de Belfast de Henri-François Imbert (1996)
Résumé
Par un jeu de hasards, le réalisateur se trouve en possession d’un film super 8 resté inachevé dans une caméra offerte par son amie au retour d’un voyage à Belfast. Le film date d’une douzaine d’années et montre une famille inconnue s’amusant au bord d’une plage. Il décide de se rendre en Irlande du Nord pour retrouver ces gens et leur rendre le film. Il arrive à Belfast le lendemain des accords du 13 octobre 1994 qui marquent la fin de 25 ans de guerre civile et commence son enquête dans la ville ce premier week-end de paix.
Avec une force tranquille presque déconcertante, sans le moindre forçage, Sur la plage de Belfast déploie un cinéma empruntant au romanesque et même au romantisme. C’est aussi un film-enquête haletant, aussi bien par la quête – retrouver les protagonistes des images trouvées – que par l’enquête dans les images où se trouvent des indices (identifier la plage, les personnes…). On est également en présence d’un film-essai passionnant, émouvant. En moins de 40 minutes, Henri-François Imbert nous dit à peu près tout ce que peut être le documentaire (et non ce qu’il doit être) : partir de la réalité pour la reformuler avec les moyens du cinéma, filmer dans un acte de confiance sans savoir ce que l’on va découvrir, la disposition aux rencontres, formidables moteurs et carburants cinématographiques. Et au-delà de tout sans doute : filmer est une façon de lutter contre la disparition des êtres.