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EO                                                                  Jeudi 24 Novembre 20h30
                                                                         

L’envoûtante expérience sensorielle du réalisateur de “Deep End” explore un monde qui court à sa perte aux côtés d’un animal de compagnie épris de liberté.

Selon Platon, Héraclite aurait écrit : “Tout passe, rien ne demeure et on ne saurait se baigner deux fois dans le même fleuve.” EO est un film-fleuve, un torrent philosophique où l’espace sans cesse varie, se courbe, disjoncte, se brise parfois.

Bande Annonce

Synopsis

Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d'un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d'autres mauvais, fait l'expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.

Critiques

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Le chemin de croix d’un âne devenu le jouet des hommes, par un sorcier des images à la misanthropie assumée : le grand Jerzy Skolimowski. Fascinant.

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Magie d’un monde qui se crée et s’agrandit sous nos yeux. Alors que le cinéma d’auteur a tendance à se replier sur l’autofiction, pour le meilleur ou pour le pire, voici qu’un réalisateur de 84 ans propose tout l’inverse. Un film où l’homme n’est plus le nombril de l’Univers, et où le créateur se décentre au point de confier le premier rôle à un âne, appelé EO (« Hi-Han »).  D’abord propriété d’un cirque ambulant, et choyé par une aimante jeune femme de la troupe, le petit équidé aux yeux tristes est relâché à la suite de l’intervention de militants de la cause animale. Il y perd paradoxalement sa seule protectrice. Passant de main en main, de campagne en ville, et d’un danger à l’autre,  que va-t-il devenir dans un environnement le plus souvent hostile à son égard ?

Un double mouvement s’enclenche alors. D’un côté, un vaste champ d’expérimentations s’ouvre. Libéré de la rationalité du point de vue humain, Jerzy Skolimowski nous offre une aventure sensorielle enthousiasmante, jouant avec les couleurs et les lumières, l’endroit et l’envers, les stridences et la musique, le naturalisme et les images mentales les plus folles.  De l’autre côté, on suit passionnément le chemin de croix de l’âne, comme dans le classique de Robert Bresson,  Au hasard Balthazar (1966), film de chevet du réalisateur polonais, et auquel il emprunte sa trame. Voilà EO devenu le vilain petit canard d’un haras, puis le « véhicule » de randonneurs à la campagne. Il s’échappe, tremble dans la nuit des forêts, puis, en ville, se fait capturer par des pompiers. Il devient la mascotte d’une équipe de foot  dont les adversaires, battus, se vengeront sur l’animal innocent…

Nul besoin de choisir entre l’éblouissement et l’effroi : c’est du cinéma — du vrai — et « aucun animal n’a été blessé sur le tournage », est-il précisé noir sur blanc. Mais la fiction, elle, insiste à bon escient sur le sort de toutes les espèces croisées par EO, du cheval dressé au gibier de chasse, en passant par les chiens à la fourrière et les bovins en sursis, autant de créatures capturées, exploitées, torturées, consommées ou abandonnées par les hommes, comme si cela allait de soi. Rares sont les films de grand cinéaste ouvertement empreints d’antispécisme, cette pensée qui conteste notre place au sommet du règne animal. Il est donc réjouissant qu’un sorcier des images comme Skolimowski s’empare de ces questions.

Symétriquement, le tableau fascine, et amuse à l’occasion par son taux de misanthropie assumée. En dehors de la bienfaitrice initiale de l’âne, et d’un jeune curé italien, pas très catholique, nos congénères apparaissent tour à tour comme stupides, avides, violents. Ou emplis d’un sentiment d’importance quelque peu dérisoire. En guest-star tardive, Isabelle Huppert, plus icône que jamais, s’amuse ainsi à opacifier un improbable fragment de psychodrame incestueux, à le jouer tel que l’entrevoit le pauvre EO, c’est-à-dire comme une mascarade incompréhensible. Certains êtres vivants cassent des assiettes avec une grandiloquence théâtrale, d’autres sont conduits à l’abattoir… Jerzy Skolimowski, emblématique du renouveau du cinéma polonais dans les années 1960, parallèlement à la Nouvelle Vague française, a ensuite alterné éclipses et retours en beauté — Essential Killing éblouissait encore ses spectateurs en 2010. Aujourd’hui, EO, Prix du jury à Cannes, tient moins du film de vieux sage que du pur coup d’éclat.

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En suivant les déambulations tragicomiques d’un âne à l’esprit aventureux, le vétéran Jerzy Skolimowski (Deep End) signe un film fou et enivrant avec « EO », Prix du jury à Cannes cette année. Une virée expérimentale qui parvient, dans les plis du chaos, à émouvoir.

Après le cheval de Muybridge, créature emblématique du cinéma des premiers temps, voici venu l’âne de Skolimowski, figure centrale d’un film qui paraît sortir de la fin des temps. Le cinéaste polonais, 84 ans, a choisi l’animal au centre du classique Au hasard Balthazar, empruntant toutefois une autre voie que celle du film de Robert Bresson : celle d’un cinéma punk et baroque dans lequel la simplicité du récit (suivre un âne dans une aventure haute en couleur) s’accompagne d’une réjouissante boulimie pour l’expérimentation plastique. Flares fulgurants, courte focale d’une étrange netteté, filtres kaléidoscopiques et surimpressions extravagantes…

Skolimowski s’en donne à cœur joie pour figurer la drôle d’errance de son âne, faisant alterner visions cauchemardesques, bulles comiques et envolées métaphysiques. Une fois séparé de sa dresseuse Kasandra, avec qui il avait noué une relation fusionnelle, l’âne Hi-Han, élevé dans un cirque, prend la fuite. Lancé vers l’inconnu, il croisera la route d’autres animaux (renards, crapauds, insectes, vaches), mais aussi de différentes figures humaines plus ou moins malveillantes (c’est ce qu’aura donc retenu Skolimowski du film de Bresson : derrière chaque personnage se cache, potentiellement, un tortionnaire)...

 

Difficile de résumer l’intrigue sans toucher rapidement à l’abstraction, le film trouvant dans la succession des événements matière à jouer avec les images, les formes et les tonalités. Ici, une lumière aveuglante guide la bête dans une nuit en forme de rêverie. Là, la caméra s’envole près d’une éolienne, avant de tournoyer dans un ciel écarlate qui fleure bon la fin du monde. Ailleurs, la toilette d’une jument, mise en parallèle avec le regard de l’âne dans le box d’à côté, transforme une simple séquence d’observation en un fantasme sensoriel quasi érotique. L’âne apparaît finalement comme une créature profondément cinégénique, capable de dérégler les scènes (en les faisant passer de la comédie à la tragédie, et inversement), voire de contrôler le temps lui-même, jusqu’à parvenir à bouleverser à certains endroits. Autant dire qu’on a ­rarement vu ça.

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Le film, ovni fragmenté qui appelle aux sensations du spectateur, est un plaidoyer plein de bruit et de fureur en faveur de la nature et de la condition animale.

L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER

Dans EO, dernier long-métrage inattendu, et véritable ovni, du vétéran polonais Jerzy Skolimowski, 84 ans, il faut d’abord entendre une onomatopée. Celle qui s’attache au braiment de l’âne (« hi-han »), bête de somme à laquelle est ici décerné, une fois n’est pas coutume, le premier rôle. L’idée n’est pas nouvelle : elle renvoie au chef-d’œuvre de Robert Bresson Au hasard Balthazar (1966), contant le calvaire d’un pauvre baudet, maltraité par les humains.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Jerzy Skolimowski : « Au fil des prises, l’âne est parfait tout le temps, toujours égal à lui-même »

EO est aussi le nom de son petit âne sarde au pelage gris et au regard perdu, qui, cinquante-six ans plus tard, traverse un monde encore pire que celui de son modèle. On le découvre en bête de cirque, partenaire d’une belle équilibriste, la seule qui l’aime, le protège et le défende. Il en sera vite séparé, les larmes aux yeux, à la suite de nouvelles législations interdisant les spectacles d’animaux et la possession de « biens vivants ». Transbahuté à droite à gauche, tiré à hue et à dia, EO entame d’inquiétantes tribulations le conduisant de haras en fermes, d’un maître à l’autre, et d’une forme d’exploitation à la suivante. S’échappant à l’occasion, parcourant routes, champs et forêts, il arpente le paysage sinistré des turpitudes humaines.

Du film de Bresson, Skolimowski retient ce geste de placer un animal au centre du récit, ce qui induit un puissant déplacement de regard sur les rapports entre les règnes. Mais la comparaison s’arrête là, le cinéaste prenant des options esthétiques radicalement opposées au jansénisme de l’original. L’odyssée de l’âne offre surtout ici l’occasion d’une débauche de formes, une somptueuse dépense de couleurs, un furieux déploiement de prises aventureuses, un emballement perceptif.
 

Éclats de beauté ivre

Dès la première scène, un numéro de cirque est entièrement repeint en rouge monochrome sous des flashs stroboscopiques, autant d’éclats de beauté ivre. La couleur constitue le « fil rouge » de l’aventure, tissé en pointillé, ici dans le crépuscule qui embrase l’horizon, là dans les blessures du pauvre animal. Pourpre comme le sang de la souffrance, mais aussi comme l’enfer auquel ressemble la Pologne, et au-delà notre monde contemporain.

Remisant le langage au second plan, Skolimowski en appelle aux sensations du spectateur, qu’il entend bousculer, déborder, dans un style d’une extrême sophistication. Régulièrement, la caméra sort de ses gonds, l’image se met dans tous ses états, le point de vue chavire, la musique gronde. Ici, des étalons de compétition s’ébrouent dans des ralentis insensés (face à l’âne décati, une merveilleuse allégorie de la lutte des classes), là le plan tournoyant suit le rotor d’une éolienne. Des travellings virtuoses avalent les distances, tandis qu’une photographie hallucinée (Michal Dymek en chef opérateur artificier) suscite toutes sortes de jeux de lumière, entre danse urbaine des néons et brumes fantomatiques.

Certes, ce parti pris de l’expérimentation sans filet prive le film d’unité dramatique, tant il semble bifurquer à chaque scène, recommencer en passant allégrement de la satire au symbolisme, de la vanité au surréalisme. Pour dépeindre les humains et leurs bassesses, Skolimowski ne lésine pas sur le grotesque. Mais rien de tout cela, jusque dans sa tendance à en mettre « plein la vue », n’entame ce plaidoyer plein de bruit et de fureur en faveur de la nature et de la condition animale.

EO semble filer droit, mais orchestre un grand carambolage de visions, de scènes autonomes, d’espaces traversés, de la Pologne à l’Italie. A bien des égards, sa course se rapporte à celle du fugitif afghan d’Essential Killing (2010). Le film avance, bancal, stupéfiant, tirant au passage le portrait au vitriol d’une société brutale, entre convoyeurs d’abattoirs, supporters de foot, forains, et même une famille bourgeoise déliquescente (avec une glaçante apparition d’Isabelle Huppert). Ces ersatz d’humanité se reflètent dans l’œil du petit âne, venu contredire à lui seul l’anthropocentrisme du cinéma.

C’est à la fois vivifiant (ça entretient la « mystique », comme on dit en anglais, du cinéaste génial qui continue de chercher) et perturbant de constater que le seul film en lice pour la Palme d’or qui fasse une proposition de cinéma vraiment nouvelle, forme et fond, est l’oeuvre d’un maestro de 84 ans – et quand on dit « proposition nouvelle », au vu de ce qui se passe cette année en compétition, il semble nécessaire de préciser qu’on parle au grand minimum d’un film qui n’ait pas pour (seul) objectif de « raconter une histoire » (car très franchement, ce fameux « storytelling » dont tout le monde parle, et qui est en train d’établir une hégémonie étrangement peu disputée, donne toutes les apparences de le faire au détriment du cinéma, et cette sélection en est à quelques exceptions près une confirmation assez éclatante).

EO a manifestement été conçu par Jerzy Skolimowski comme un hommage ému à Au hasard Balthazar, du cinéaste encore plus hiératique Robert Bresson. L’hommage est explicite dès l’ouverture circassienne du film, rougeoyante et tournoyante, où le numéro que lui fait faire la jolie Magda (répondant à la figure de Marie chez Bresson) apparaît par éclats haletants mi-sensuels, mi-agressifs pour la rétine. Le film s’engage ensuite sur son propre chemin à mesure qu’il trimbale son personnage principal, un petit âne adorable que la caméra du scénariste, réalisateur et peintre polonais filme sous toutes les coutures (de très près pour scruter son regard expressif en diable, totalement bouleversant, en contre-plongée, « en pied » dans une succession d’espaces différents où il est soit relégué à des recoins solitaires, soit mis en box parmi d’autres bêtes jusqu’à disparaître pour n’être plus qu’un « bien vivant » presque invisible en tant qu’individu), non pas dans une France des Trente Glorieuses en pleine mutation, mais dans une Pologne qui sent le renfermé, puis une Europe décadente tout aussi sclérosée. Ce monde, Eo en subit de plein fouet la méchanceté, désormais inconsciente tant elle est devenue instinctive – même les figures qui se veulent bienveillantes sont ambivalentes, à commencer par Magda… De fait, un seul personnage, qui commence par s’adresser à Eo comme à un compagnon, se pose ouvertement la question de savoir s’il le sauve ou pas vraiment.

 

Le périple du pauvre petit animal, cruellement incessant – d’une inauguration de province moisie à une fête de hooligans brutaux célébrant « leurs couleurs » et à un camion de transport de bétail de boucherie en passant par un « shoot » de photos de mode et une écurie où l’on bichonne autant qu’on assujettit de grands chevaux de parade – rend la forme du récit picaresque à ses origines subalternes, soumises aux volontés de maîtres successifs. L’auteur de Travail au noir suit un héros exploité de toutes parts, impuissant et avec lequel personne n’essaie plus de dialoguer – ce que son prénom onomatopéique suggère se retrouve dans la manière dont le tintamarre humain, hurlant et cognant, métallique, motorisé, bien rendu par un design sonore formidable, couvre le souffle de l’âne. Dans le même temps, son oeil écarquillé, tremblant de panique sous ses doux cils, hagard, semble chercher une issue à ce vertige d’absurdité et d’aliénation.

 

La scission entre l’univers humain et le reste (le monde animal, le paysage) est si bien consommée (c’est le mot) que toute échappée est forcément hallucinée et hallucinatoire, ce que le cinéaste octogénaire représente à l’écran dans des passages expérimentaux puissants où des compositions sonores pénétrantes accompagnent de leur pulsation une caméra qui plane, accélère, plonge et remonte tandis que l’image s’habille de bleu, de rouge sang, ou cède à l’obscurité un instant pour se laisser accrocher, de nouveau, par le scintillement inquiétant d’une prunelle de hibou. Ce qui scintille ici, remarquablement, c’est aussi ce regard de vétéran du cinéma dans une forêt de troncs statiques confortablement enfouis dans leur ramure qui semblent ne plus vouloir s’élancer, et avec eux nous embarquer.

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Fiche technique

Genre : Drame
Réalisateur : Jerzy Skolimowski
Acteurs : Sandra Drzymalska, Isabelle Huppert, Lorenzo Zurzolo
Pays : Pologne / Italie
Durée : 1h26
Sortie : 19 octobre 2022
Distributeur : ARP Sélection

Le Réalisateur

Réalisateur, acteur et scénariste polonais, Jerzy Skolimowski perd son père à la guerre alors qu’il est enfant. Adolescent, il commence une carrière de poète, mais se tourne rapidement vers l’écriture de scénario. Il rencontre Wajda qui le prend sous son aile et le pousse à s’inscrire à l’école de Lodz où il rencontre le jeune Roman Polanski avec qui il écrit le scénario du Couteau dans l’eau (Polanski, 1962).

Il passe à la réalisation avec une trilogie devenue culte comprenant Signe particulier : néant (1964), Walkover (1965) et La barrière (1966). Après Le départ (1967) qu’il tourne en Belgique en quelques jours et qui est mal reçu, il revient au premier plan grâce à Haut les mains (1967) qui reçoit des louanges, mais est interdit dans son pays.

Il choisit alors l’exil en Angleterre où il rejoint Roman Polanski. Après un film commercial, il tourne son chef-d’œuvre Deep End (1970). Après l’échec commercial de Roi, dame, valet (1972), il revient au premier plan grâce à une série de films brillants. Il s’agit du Cri du sorcier (1978), Travail au noir (1982), Le succès à tout prix (1984), Le bateau phare (1985).

Il enchaîne ensuite avec deux grosses productions européennes (Les eaux printanières en 1989 puis Ferdydurke en 1991) qui le dégoûtent du cinéma. Il décide donc de mettre un terme à sa carrière. On le voit dans quelques films devant la caméra, mais il ne revient finalement au cinéma que dix-sept ans plus tard avec Quatre nuits avec Anna (2008).

En 2010, il fait encore parler de lui avec Essentiel Killing, puis en 2015 avec 11 minutes. Il est de plus en plus fréquemment célébré dans les festivals et autres cinémathèques. En 2022, contre toute attente, Jerzy Skolimowski est à Cannes, en compétition, pour un hommage à Au hasard Balthasard de  Robert Bresson, le fascinant EO.

A Ecouter

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Filmographie

  • 1964 : Signe particulier : néant (Rysopis)

  • 1965 : Walkower

  • 1966 : La Barrière (Bariera)

  • 1967 : Le Départ

  • 1967 : Haut les mains (Ręce do góry)

  • 1970 : Les Aventures du brigadier Gérard (The Adventures of Gerard)

  • 1970 : Deep End

  • 1972 : Roi, Dame, Valet (King, Queen, Knave)

  • 1978 : Le Cri du sorcier (The shout)

  • 1982 : Travail au noir

  • 1984 : Le Succès à tout prix (Success is the best revenge)

  • 1986 : Le Bateau phare (The Lightship)

  • 1989 : Les Eaux printanières (Acque di primavera)

  • 1991 : Ferdydurke (30 Door Key)

  • 2008 : Quatre nuits avec Anna (Cztery noce z Anną)

  • 2010 : Essential Killing

  • 2015 : 11 Minutes (11 Minut)

  • 2022 : Hi-han (EO)

L'interview

Il y a plusieurs dizaines d’années, j’ai dit dans une interview (je crois dans les Cahiers du Cinéma) que le seul film qui m’avait ému aux larmes était « Au hasard Balthazar » (1966).

Je pense l’avoir découvert juste après sa sortie. Depuis, je n’ai pas versé une seule larme au cinéma. Ainsi, je dois à Robert Bresson d’avoir acquis la conviction que de faire d’un animal un personnage de film est non seulement possible, mais aussi une grande source d’émotions.

Je voulais avant tout faire un film émotionnel, baser la narration sur les émotions, beaucoup plus que dans tous mes films précédents. J’ai dirigé de très grands acteurs comme Robert Duvall, ou Jeremy Irons - deux parmi les plus généreux avec lesquels j’ai travaillé, des êtres merveilleux. Les réalisateurs recourent à des arguments intellectuels pour obtenir des acteurs l’effet désiré, utilisent le langage pour provoquer leurs émotions. Avec mon âne, le seul moyen de le persuader de faire quoi que ce soit était la tendresse : des mots susurrés à son oreille et quelques caresses amicales. Élever la voix, montrer son impatience ou sa nervosité aurait été le plus court chemin vers le désastre.

Mais la principale différence est que les ânes ne savent pas « jouer », ils sont incapables de faire semblant de quoi que ce soit - ils SONT, tout simplement. Ils se montrent doux, attentionnés, respectueux, polis et loyaux. Ils vivent dans l’instant présent et toujours à fond. Ils ne font jamais preuve de narcissisme, ne mégotent pas sur les intentions supposées de leur personnage et ne discutent jamais la vision de leur réalisateur. Ce sont des acteurs par excellence.
 
Je suis donc allé dans une écurie des environs de Varsovie pour rendre visite à l’animal qui m’avait le plus séduit sur les photos. Il s’appelle Tako. Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il serait la star de mon film. Un second casting a été réalisé ensuite afin de lui trouver les meilleures doublures possibles. Nous avons employé 6 ânes au total : Tako, Hola, Marietta, Ettore,Rocco et Mela.

 
Les ânes ont une nature étonnamment idiosyncrasique. Tous ceux que nous avons employés avaient des caractères très différents, ce qui rendait la réalisation de chaque plan assez imprévisible. Essayer de savoir ce que tel âne aime ou déteste, craint ou adore, c’était tenter de résoudre une énigme passionnante. Parfois, quelque chose de tout à fait anodin, un câble laissé sur le sol par exemple, pouvait devenir soudain un obstacle insurmontable pour eux. Tandis que ce qu’on imaginait pouvoir être effrayant, une chute d’eau jaillissant d’un énorme barrage par exemple - s’avérait ne poser aucun problème.
 
L’idée reçue sur les ânes - à savoir qu’ils sont têtus - est absolument vraie. Parfois, il nous était plus facile de réorganiser la mise en scène, ou tel mouvement de caméra prévu, plutôt qu’essayer de convaincre l’âne de faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire.
 
« EO » est le troisième scénario que nous écrivons ensemble Ewa et moi. La méthode est simple : l’un de nous a une idée (dans le cas d’« EO », c’était Ewa, dans le
cas d’« Essential Killing », c’était moi), puis on s’accorde une bonne séance de brainstorming. Ensuite c’est Ewa qui assure la plus grande partie de l’écriture, avec moi aux ajustements, qu’il s’agisse d’ajouts ou de coupes. Nous écrivons généralement en polonais, puis c’est toujours Ewa qui prend en charge la traduction en anglais.

À l’image de Vincent Gallo dans « Essential Killing » (2010), « EO » cherche à éviter un monde hostile. J’ai fait ce film précisément pour me détacher des drames humains, pour regarder le monde d’une façon plus vaste et d’un point de vue différent. J’ai toujours pensé que le péché mortel pour un réalisateur est d’ennuyer son public. Et donc, j’essaie toujours d’être imaginatif et d’insuffler la même ambition chez mes collaborateurs.

À l’époque de mes débuts, lors de mon premier festival de Cannes, un jeune américain était venu me féliciter après la projection de « Walkover », et bien que mon anglais soit limité à l’époque, nous sommes devenus instantanément amis. Il s’agissait de Jack Nicholson, qui découvrait Cannes lui aussi. Fumer un joint avec lui sur la plage ce soir-là reste l’un de mes plus beaux souvenirs cannois. Y revenir pour la septième fois est une expérience douce-amère. Nombre de ceux que j’y ai rencontrés au fil des ans ne sont plus de ce monde, d’autres ne peuvent pas y venir. Je suis moi-même devenu un reclus et je me sens mieux dans ma maison dans la forêt au milieu de nulle part. Le monde d’aujourd’hui ne m’inspire pas beaucoup doptimisme.
Dans notre monde cynique et impitoyable, l’innocence peut passer pour de la naïveté, ou pour un signe de faiblesse. J’essaie pourtant de cultiver le fond d’innocence qu’il me reste. 

Pour aller plus loin

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Vos impressions sur le film

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