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La Femme de Tchaïkovski Jeudi 23 Mars 20h30
Synopsis et détails
Russie, 19ème siècle. Antonina Miliukova, jeune femme aisée et apprentie pianiste, épouse le compositeur Piotr Tchaïkovski. Mais l’amour qu’elle lui porte n’est pas réciproque et la jeune femme est violemment rejetée.
Consumée par ses sentiments, Antonina accepte de tout endurer pour rester auprès de lui.
Bande Annonce
Critiques


De la passion à la folie, la vie de l’épouse du compositeur, brûlante de désir pour un mari qui la repoussait. Nouveau coup d’éclat du Russe dissident.
« Une vraie femme parvient à ses fins avec n’importe quel homme ! » entend-elle siffler à ses oreilles. Soit un supplément de cruauté par-dessus son supplice : un amour dévorant et non partagé pour son époux, l’illustre compositeur Piotr Ilitch Tchaïkovski. Et ce depuis leur première rencontre, à Moscou, dans les années 1870. Voilà mises en lumière (et en ombres), par Kirill Serebrennikov, l’histoire méconnue d’Antonina, sa vie à la fois gâchée et embrasée. Elle était jeune, volontaire et pas spécialement pauvre avant de croiser le musicien. Elle est morte en 1917, dans un asile. Le génie ombrageux (dont l’œuvre n’est jamais au centre du film) n’avait répondu à sa déclaration d’amour épistolaire que dans le but de contracter un mariage de façade. S’en est suivi, pour elle, un enfer de frustration, d’humiliation, d’aveuglement, de déni. Un peu comme si l’homme aimé religieusement, fanatiquement par l’Adèle H., de François Truffaut (et fille de Victor Hugo), presque à la même époque – la fin du XIXe siècle –, avait été non seulement indifférent mais homosexuel.
Serebrennikov, Russe dissident, désormais exilé à Berlin, ouvertement gay, endosse avec frénésie le point de vue de la damnée. Il met sa virtuosité tourbillonnante, sa démesure baroque au service de cette chute, qui est aussi une résistance. Antonina est méprisée en tant que femme dans une époque et une société patriarcales (milieu artistique compris), un univers d’hommes, homosexuels ou non. Elle est rejetée en tant qu’épouse et modeste amatrice de musique. Mais sa puissance tient à la force de son désir pour Tchaïkovski. Un désir tout sauf éthéré, nourri d’admiration mais violemment sexuel, et qui tend vers l’infini au fur et à mesure que le compositeur se dérobe, puis cherche à se débarrasser de sa femme.
Comme l’héroïne truffaldienne, Antonina noircit du papier avec ses tourments et sa passion, mais elle n’est jamais montrée comme une figure de pureté, bien au contraire. Une fois interdite d’approcher son mari, elle tiendra même des propos antisémites à l’égard de l’entourage de Tchaïkovski. À l’avocat supposé la défendre et devenu son amant pis-aller, elle lancera sèchement : « Tu n’es rien pour moi. » Elle abandonnera à leur naissance les enfants qu’ils auront ensemble. Le monde dépeint par Serebrennikov est, en soi, entaché, corrompu, malade. Les mouches tournoient autour du compositeur vénéré du Lac des cygnes. Les rues de Moscou évoquent une cour des miracles où des indigents agonisent en hurlant, préfigurant de sort de l’héroïne. Une fatalité implacable domine les êtres humains, propension au malheur, à la violence et à la souffrance, dans laquelle on peut aisément lire une vision de la Russie éternelle, donc contemporaine. Les plans-séquences en surplomb des personnages disent ce destin qui les dépassent.
Œuvre au noir, leçon de ténèbres, La Femme de Tchaïkovski n’offre jamais une once de la chaleur et la douceur de Leto (2018), le chef-d’œuvre du cinéaste. Mais il brille par son ampleur tragique, la fièvre de sa mise en scène, l’énergie fantasmatique (à la gloire du corps masculin) qui s’y déploie et la puissance de l’interprétation. Dans le rôle du compositeur, un acteur d’origine américaine, Odin Lund Biron, sait donner à sa première apparition, avec son léger accent, cette singularité extrême qui déclenche une cristallisation amoureuse. Alyona Mikhailova aurait, elle, mérité un prix d’interprétation au dernier Festival de Cannes, où le film fut présenté, tant elle rejoint, par son intensité de chaque instant, les plus grandes tragédiennes du cinéma. Au-delà des circonstances de cette histoire, Serebrennikov livre une étude de la passion comme dérangement et dérèglement absolus, laissant en suspens une question taraudante : Antonina aurait-elle brûlé d’un tel feu si Tchaïkovski ne l’avait pas repoussée d’emblée et toujours ?
Faire jouer à des hommes et des femmes ce qu'on a écrit/pensé/voulu, c'est le rêve de tous les êtres débordés par l'impossibilité d'être en accord(1). Kirill Serebrennikov est de cette pente. Dans son dernier film, La Femme de Tchaïkovski, il a choisi de parler de l'hier pour l'aujourd'hui, filmer la fin du tsarisme superbe quand un autre voudrait se césariser pour l'éternité, parler de l'aujourd'hui des femmes aussi en mémoire de leur hiver. Pour dire l'hier et l'aujourd'hui, première idée forte de mise en scène qu'un auteur du 19e siècle, Stefan Zweig, pratiquait en littérature : la parenthèse, pour la désenchanter. Kirill Serebrennikov, afin de réaliser le portrait d'une femme, choisit d'y placer alors le flash-back, comme si le souvenir de cette Russie-là, remontant du fond des âges, devait demeurer absolument à distance, une manière de répondre à tous ceux qui instrumentaliseraient l'histoire, la poutinisant pour la convertir en armement.
Tchaïkovski, célèbre compositeur, meurt à Saint-Pétersbourg en 1893. Il va cependant continuer de hanter sa femme comme il l’a fait de son vivant. Dans un flash-back dense et lancinant de plus de deux heures, Kirill Serebrennikov refait alors le film de leur histoire, revient sur leurs noces funestes scellées à l’église Saint-Georges, à Moscou, en 1877. Un film historique ? Biopico-passéiste, un procès moscovite ? Josué Morel, pour Critikat, souligne sur ce plan les limites du film qui, tout en étant « le plus digeste » du réalisateur (pour être un biopic, justement), révélerait les limites de sa mise en scène. S'il y a limite, cependant, dans La Femme de Tchaïkovski, c'est à vouloir les repousser au possible par la mise en scène, précisément. La parenthèse empruntée par le cinéaste pour y placer le flash-back ne sera pas le placard à fantasme d'une historiette. Il s'agit au contraire de dire l'épreuve par le jeu de la réalisation, le temps long de l'histoire pour parler de cette femme, sa peine immense comme celle que l'on peut éprouver à l'égard d'une certaine Russie. Pour servir ce propos par la forme : le choix du plan long, comme à son accoutumée pour le cinéaste. Des plans séquences pour continuer de creuser ses obsessions. Des plans longs pour faire éprouver à la fois l'épuisement d'une femme, penser le génie du compositeur, la performance des acteurs les révélant tous. Ou comment par le plan et l'épuisement de chacun, y compris le spectateur, Kirill Serebrennikov en vient à révéler, à partir pourtant d'un décor relativement pauvre comme d'une situation sordide, le fantastique et le merveilleux comme la psychose des personnages se matérialisant dans des scènes orgiaques autant que par des visions apocalyptiques. La Femme de Tchaïkovski n'est donc pas simplement un film d'amour méchant.
Pourtant, le titre du film aurait pu augurer du contraire. Antonina Muliokova, interprétée au noir de son diamant par Alyona Mikhailova, aime autant sans doute Tchaïkovski qu'il la rejette. Elle l'aime comme un pays peut aduler ses symboles, hors toute proportion, comme s'il espérait être gagné par leur génie, s'ébouer, se débarrasser de toutes ses ordures qui font la boue du film. Mais comment gagner par la raison ce qui est hors raison : par le mariage, dans un contrat scellant une union bord cadre pour celui qui était homosexuel, ce que le spectateur découvrira sur le tard, au mitan de La Femme de Tchaïkovski, à demi-mot, chuchoté, pour mieux montrer par un effet cinéma, sans discours aucun, ce qui était encore indicible à l'époque. Une dissimulation qui ne permet pas de faire comprendre d'emblée au spectateur la haine du compositeur, comme si elle était consubstantielle de son génie. Chacun accédera-t-il dès lors à la paix des braves par ce mariage, Tchaïkovski pour des raisons d'argent et politiques, autant qu'Antonina concrétisant enfin son amour ? Au contraire, ce qui révèle l'aspect hautement politique du film, pour parler de l'aujourd'hui de la Russie, c'est que le stade ultime de la grandeur, c'est la folie. Curieusement, ce que montre finement Kirill Serebrennikov dans La Femme de Tchaïkovski, c'est que ce type d'amour ne peut être qu'un malentendu. Cette entente ne pourra être scellée que sur fond de désaccord. De leur mariage, depuis leur mariage, Antonina et Tchaïkovski ne pourront que divorcer, officieusement. Écart, encore, donc, non plus dans le temps mais dans l'espace, et ce plan long, pour nous y tenir au plus proche. Tchaïkovski partira ainsi pour Saint-Pétersbourg, Antonina cloîtrée dans ses appartements. Comment donc refermer cette parenthèse spatiale pour Antonina, qui fait sa plaie ? Comment cette femme se rattachera à cette figure presque mythique de l'époque tsariste ? Comment remplira-t-elle ce vide ? Par la folie, pour finir dans son antre, là où il ne fait pas beau, en 1917, dans un hôpital psychiatrique, au moment de la révolution russe. Morale provisoire, pour l'époque poutiniste : la Russie éternelle n'existe que pour ceux qui y croient, dans les asiles.
La critique voit cependant simplement dans le regard d'Antonina un mélodrame. La Femme de Tchaïkovski raconte surtout l'histoire d'une passion dévorante pour un objet fétichisé de son vivant, l'histoire d'une femme trompée par son propre amour. En vérité, le parti pris du regard sur Antonina, précieux, repose dès l'abord sur un pas de côté. La scène d'ouverture est précisément contre-programmatique. Le film s'ouvre sur une scène mensongère. 1893, la veuve de Tchaïkovski, à l'instant de se rendre à la veillée funéraire, hésite sur le message qu'il s'agira d'inscrire sur la couronne mortuaire, pour rendre gloire comme faire postérité. Le sentiment naît faussement chez le spectateur d'un amour ardent qu'il s'agirait d'exprimer, quand, rejoignant la veillée, saut dans le temps, parenthèse sur parenthèse refermée qui ne peuvent que claquer, Tchaïkovski se lève d'entre les morts, se réveille pour l'insulter frontalement, « Je te déteste, je te hais ». L'impression du mélodrame classique, celui de la femme de l'ombre rabaissée par le mari génial n'y survivra pas. La Femme de Tchaïkovski est un film de biais, non pas un mélo mais un film sur la folie.
Antonina présente assez tôt des signes d'égarement dans sa passion amoureuse totalement dévorante, de type bovaryste. Il y a chez elle un imaginaire porté vers l'absolu à la fois artistique et amoureux, un romantisme ultra idéaliste. Mais, ce qui est intéressant dans La femme de Tchaïkovski, est que Kirill Serebrennikov montre que ce romantisme est autant le produit de son époque. Son bovarysme n'est pas simplement le fruit de son imagination. Il lui vient sans doute autant, sinon plus, d'un imaginaire qui est celui de l'époque, qui entend la façonner, la modeler pour n'en faire qu'une côte sortie de son Adam. Intelligemment, Kirill Serebrennikov montre que cet imaginaire tout féminin est une construction programmatique de la société russe, autant que d'autres de l'époque de la fin du 19e. Au fond, cette société ne lui laisse que les miettes sur la table du dimanche : aux hommes le réel, le pouvoir de l'action, aux femmes l'imaginaire, cette main gauche de l'esprit. Cette société patriarcale lui délègue comme aux autres femmes de son rang, ce faisant, un bien curieux pouvoir que montre à l’œuvre le cinéaste : c'est qu'à les empêcher de travailler, à leur déléguer le seul imaginaire du prince charmant, cette imagination, loin de les libérer, les corsète. La Femme de Tchaïkovski est donc autant un film de l'aujourd'hui, le MeToo sans doute le plus subtil de l'époque. En effet, si le bovarysme de Kirill Serebrennikov n'est pas tout à fait flaubertien, qui est davantage comportementaliste, quand le cinéaste passe par le fantastique autant qu'il semble plus humaniste, il n'en étrille pas moins les envolées lyriques de ce romantisme dix-neuviémiste pour en filmer chaque coin. Le romantisme n'est pas simplement une réaction au classicisme, à la raison, à la tradition. Chez Kirill Serebrennikov, il en est d'une autre manière la reconduction : ce romantisme-là n'a pas aboli la servilité des individus, surtout des femmes, aux règles, aux codes, aux convenances, il les a renforcés autrement.
Du haut de sa tour où aucun prince ne viendra pourtant la sauver, Antonina ne peut donc percevoir qu'un bourdonnement sourd, l'acouphène de la solitude. Faute d'avoir un retour en amour, lui reste à se répéter mimétiquement, soliloquant. Mais ce penchant à la solitude la menace. Elle ne parvient plus à quitter l'atmosphère de son appartement. Elle régresse à l'état d'embryon et remplace le liquide amniotique par sa folie parce qu'elle sait bien qu'on ne voit plus quand on baigne dans le noir. Elle devient une femme enfermée, sans aucune autre clé pour sortir que de se réfugier dans cette folie. Cet enfermement est sans doute rassurant, pour sa famille comme pour la société. Elle ne ferait aucun mal à quiconque si elle savait s'y tenir. Elle serait dans l'auto-entretien mécanique de ses fonctions de gestatrice. L'ordre naturel des choses s'y épanouirait. Mais c'est faux. La société n'aime pas les ermites. L'ermite, qui vit reculé, nie la vocation de la civilisation. Dans sa réclusion, Antonina constituerait la critique vivante de la société russe. Elle en souillerait le contrat social. Comment donc accepter cette femme qui passe la ligne en permanence et s'accroche au premier vent qui passe, multipliant les amants ? En lui vendant précisément un mensonge social sur la bienfaisance de sa réclusion, espérant qu'elle le croira, en lui laissant pour seule compagnie l'imaginaire pour lui supputer une improbable évasion. Il faut bien rêver pour se surprendre quand on est déjà mort dedans.
Mais que veut-elle dire, sa folie, pour cette Russie de la fin du 19e ? Que la femme, sans l’homme, ne serait rien. Que la féminité, ça coule, ça coule de partout, c'est poreux, ça s'enfuit, ça contamine tout. Alors sa société a imaginé des enveloppes pour elle. Elle l'a mise dans de beaux draps. Elle lui a inventé des contes et des princes charmants. Elle lui a laissé l'imagination. Mais, paradoxalement, une imagination qui serait un enfermement, pour la modeler à sa guise, en faire un être servile. Une imagination pour dire la limite, un voile invisible, pour que ne sorte pas sa féminité, qu'elle reste à l'intérieur où ça pourrit.
Dans cette folie, elle ne menace pas la société des hommes. Tout juste en incarne-t-elle la critique. Il la tolère comme si elle appartenait à un ordre intermédiaire, une caste médiane entre le barbare et le civilisé. Qu'elle pourrait être légère cette pensée. Comme elle préluderait au détachement final : on ne se sentirait jamais aussi vivant que mort au monde. Mais non. Antonina jouait au loup, la société la voudrait ours. À l'enraciner. À la mettre en terre, elle qui venait du vent. Elle voulait voyager comme une flèche décochée d'un arc. Ils la veulent pieu fiché dans le sol. À se végétaliser pour que son être s'enracine. Sa vie, une serre. Elle était enchaînée à l'obsession du mouvement, droguée d'espace. Elle courait après le temps. Croyait qu'il se cachait au fond des horizons comme son mari. Cette gymnastique dans les muscles, elle va en conserver le souvenir. Un jour, elle sortira. Un jour elle est sortie. Pour de bon. Définitivement. Dans la folie.
Dans le même temps, ce qui fait tout l'intérêt de ce portrait de femme est qu'il n'est ni doloriste pour provoquer la sympathie du spectateur, ni celui d'une énième mère courage. Il est celui d'un être humain, filmé sur ses arêtes vives, depuis ses failles, Kirill Serebrennikov ne dissimulant pas ses saillies antisémites comme chacun de ses débordements, la difficulté à s'accommoder de ses désirs et pulsions sexuelles d'autant plus qu'ils sont réprimés par son mari absent. Un portrait de femme qui n'est pas simplement le faire-valoir de Tchaïkovski, qui ne serait que son miroir déformant, qui est au contraire filmé avec empathie par le cinéaste, qui est celle de Klimov, de Sokourov, empathie toute tarkovskienne, avec une distance qui ne sera jamais de la froideur, non pas clinique mais analytique. Une juste distance, donc, qui est une autre idée de mise en scène, pour ne pas être gagné par effet de contagion par cette folie pour qui voudrait s'approcher trop près d'un quelconque génie russe dans l'espoir de s'immortaliser, perspective, s'il en est, encore une fois, toute poutinienne : n'être ni trop près (à l'instar de Blonde d'Andrew Dominik, pour d'autres effets), ni trop loin de son sujet, dans la juste distance, ce plan séquence qui par sa longueur permet d'être dans la mesure de ses personnages, de leur emboîter le pas sans pour autant être de leur danse macabre.
Prendre la mesure, c'est encore filmer la folie d'une femme, d'une époque, pour en arpenter l'étendue, ce délire qui va aller croissant, la réalité devenant de plus en plus mouvante. Où le décor se modifie sans coupure temporelle comme la perspective chez Van Gogh peignant sa chambre dont les lignes de fuite lui échappent autant que sa folie. Sous cet abord, La Femme de Tchaïkovski se laisse vampiriser par la peinture du 19e pour mieux en exploiter les puissances, des Rivages de Bohème de Van Gogh pour dire aussi la tristesse à l'évident Cri de Munch. Surtout, plus subtilement, à la peinture de Vilhelm Hammershøi, avec ces personnages de femmes enfermées dans leur décor qui font leur immense beauté comme leur solitude. Or, sur ce plan, une nouvelle fois, Kirill Serebrennikov fait suer au possible le manque de financement de son film pour en tirer sa force : faute de pouvoir rendre totalement la grandiloquence de la fin du tsarisme, sa magnificence – et on lui rendra grâce de n'avoir pas fait un film à costume, qui est toujours un film postiche, poussiéreux – , il filmera dès lors ses personnages de près, comme pour mieux signifier qu'ils sont prisonniers de leur décor autant qu'Antonina de sa folie. Y compris dans les extérieurs est ressentie l'oppression de chacun, rendue par le cadrage, les focales longues. L'appartement, qui renvoie encore à toute la peinture de Hammershøi, exprime aussi bien la folie du personnage, qui change de forme le long du film, qui contient des ellipses à l'intérieur même des plans, provoquant le questionnement chez le spectateur pour lui faire perdre la mesure du temps comme de ne plus savoir à quel niveau de conscience chacun se situe. Et il faudra revoir la scène de la mort de l'amant d'Antonina, figurée par un individu se masturbant tandis qu'en réalité il est en train de cracher son sang, un passage opéré par un tout petit mouvement de caméra, simple mais subtil pour arriver à la scène de la mort.
Toute cette folie – cette société malade où tout le monde fait semblant d'aller bien, où chacun va mal, incarnée symboliquement par Antonina – est filmée dans le même temps comme pour nous introduire à la pensée de type paranoïaque, quasi-complotiste : plus chacun (sa sœur, sa belle-soeur) s'efforce de mettre la réalité en face à Antonina, davantage elle s'enferme, poings serrés sur ses prises, qui ferment sur un vide, qui la renforce pourtant dans son délire. Le terrible, où se loge encore l'empathie du cinéaste pour Antonina, est d'en montrer la solitude absolue sans que quiconque puisse jamais l'aider. Dès lors, quand pour les Cahiers du cinéma Olivia Cooper-Hadjan voit dans La Femme de Tchaïkovski une ligne « tristement rectiligne [...] un homme hait une femme ; une femme s’obstine à être haïe », il faut sans doute voir au contraire qu'il est porté par une double dynamique motrice gestatrice d'une véritable pensée : plus il y a de l'adversité, plus Antonina est encouragée, davantage elle s'enthousiasme pour son propre délire. Et l'on se plaît à penser de nouveau à Poutine.
Antonina pose une question centrale, finalement : comment devenir l'acteur de l'absent que nous sommes ? Une fois prononcé son amour, consumé, reste, cendreux, poussiéreux, décalcifiés, désossifiés : ses mots, qui demandent l'accession à l'êtreté. Mais à être empêchés, ses mots tournent fou à force de se répéter. Elle n'est plus alors un individu, ni une femme pour être née dans le dos de la nuit de son mari. Pour ne pas être accueillie, elle n'a plus d'identité. Antonina ne s'appelle plus alors Antonina. Antonina n'est plus une personne, ni pour son mari, ni pour sa société d'ailleurs. Antonina ne s'appartient plus. Elle est une place publique. Elle appartient à sa société autant qu'elle s'y est enchaînée.
Kirill Serebrennikov filme dès lors la précarité d'Antonina, sa vie sans cesse mourante comme son pays aujourd'hui. Elle qui voudrait se rendre à ses impuissances. Le cinéaste la saisit alors dans ses trous. Dans ses blancs. Dans les silences de son départ, elle qui voudrait entrer dans l'avenir de sa destinée. Après le départ de Tchaïkovski pour Saint-Pétersbourg, elle attend, en effet. Mais elle va attendre longtemps. Espérant qu'il fasse son métier d'homme. Mais c'est long à venir, un homme. Il faut parfois toute une vie. Mais lui ne viendra pas. Elle attendra pourtant, Antonina. Elle attendra sans connaître le terme de l'attente. Condamnée sans peine, elle ne connaîtra jamais le jour de sa libération pour s'être logée finalement dans un pays plus libre, la Goghie, l'Hammershøie, la Munchie, la triste peinture de son Amérique où elle attend encore sans doute son mari.

Après l’expérience vertigineuse qu’était La fièvre de Petrov, Kirill Serebrennikov signe un nouveau projet cinématographique aux atours plus classiques et narratifs. La femme de Tchaïkovski annonce ses intentions : en deux cartons introductifs, on rappelle au spectateur que la condition féminine dans la Russie du XIXème siècle est celle d’une mise sous tutelle complète et absolue vis à vis des hommes, qu’ils soient des pères, des frères, ou bien sûr des maris. Antonina Miliukova a grandi entourée de femmes, sa mère est de son propre aveu, « la veuve d’un époux toujours vivant », euphémisme pour présenter sa condition de femme répudiée par un homme qui au delà des convenances ne voulait pas d’une femme dans sa vie. Par ces quelques mots on retrouve le puit dans lequel se jette Antonina, jusqu’à en perdre la raison.
Si l’auteur dévoilait des dispositifs de mise en scène plus évidemment excentriques dans ses films précédents, ce nouveau long-métrage met plus de temps à se dévoiler, préférant garder en son sein tous les stigmates de sa folie monstrueuse qui ne demande qu’à être distillée dans une atmosphère toujours plus suffocante. Les premiers plans sont les témoins d’une lumière radieuse : au conservatoire où officie Piotr Tchaïkovski, les salles de jeu ressemblent à des journées de printemps ininterrompues, Antonina observant, cachée, celui dont elle est tombée amoureuse, dans un contre jour sublime où le bonheur se dessine avec finesse et subtilité sur un visage encore juvénile. Cet incipit est aussi beau que fugace, la rencontre physique entre les deux personnages sonnant le glas de cette alcôve lumineuse, remplacée par un hiver sombre, glacial et poisseux.
Sebrennikov multiplie les motifs, qu’ils soient chromatiques, le choix des tenus d’Antonina ou le sépia de certaines chambres quand monte le dégoût, ou bien par l’apparition d’une mouche, trahissant le pourrissement de l’intrigue. Symboliquement, l’insecte se pose sur le visage du compositeur, pour ensuite refaire son apparition ponctuellement, rappelant en une fraction de seconde la présence du mal qui ronge et gangrène l’esprit de la jeune femme qui a perdu tout éclat en même temps que sa raison. Mais au delà de ces passionnants détails, c’est toute la mise en scène du réalisateur russe qui bascule arrivée au mitan de l’histoire, par un rêve ou une scène troublante, questionnant jusqu’à la véracité des images, celles là même que l’introduction nous avait assurée être la pure vérité historique.
Tchaïkovski disparaît presque complètement du plan, la seule Antonina s’enfonçant toujours plus profondément dans son obsession à le faire revenir auprès d’elle, afin de remplir leur contrat, un mariage sans passion réciproque, lui permettant de l’aimer et se rendre utile. Le fantasme de ce mariage est représenté et cristallisé dans le titre même du film : à quel moment Antonina est-elle vraiment l’épouse d’un homme qui la rejeté presque les premiers jours de leur mariage ? C’est un mensonge et une parodie qui est résumé par ce titre, présentant une société russe où hommes et femmes vivent séparés, unis par un contrat social qui n’est qu’apparat et symboles.
Ce film à l’apparence classique se montre alors sous son véritable jour : un tourbillon, qui au détour d’une scène se métamorphose pour illustrer au plus près les sentiments du personnage principal, ainsi que l’hypocrisie et l’ignominie rampante qui suinte de chaque seconde. C’est dans un final magistral qui n’est pas sans rappeler Leto et La fièvre de Petrov, que Kirill Serebrennikov enfonce le clou de son film le plus noir et le plus cynique à ce jour, mais aussi sans doute le plus riche dans une complexité très surprenante, à rebours de sa structure de film historique en costumes.

La femme de Tchaïkovski : symphonie furieuse
Remarqué avec son film punk Leto (2018) puis avec La Fièvre de Petrov (2021) ou récemment avec son spectacle Le Moine noir au festival d’Avignon en 2022, le réalisateur russe Kirill Serebrennikov retrace le destin tourmenté de la femme d’un génie musical. Un film hanté, superbement excessif.
Ils n’ont rien en commun si ce n’est peut-être une photographie. Avec La Femme de Tchaïkovski, Kirill Serebrennikov consacre son nouveau film à un couple déchiré : Piotr Illitch Tchaïkovski et Antonina Millioukova. Cette dernière, incarnée avec une intensité poignante par l’actrice russe Alyona Mikhailva, est prise d’une passion folle pour le célèbre compositeur et le supplie de l’épouser. Dans l’outrance qui la caractérise d’emblée, elle annonce : ce sera le mariage ou le suicide. Si le musicien refuse d’abord et tente de la raisonner, il finit, à la grande surprise de tout le monde, par accepter – on comprend par la suite que ce choix calculé lui permet de cacher son homosexualité. À cette première union célébrée devant Dieu succède une désunion progressive, puis brutale. Tchaïkovski demande instamment le divorce, ce qu’Antonina refuse catégoriquement. Commence alors une longue attente, une errance dans laquelle Antonina perd tout et se vautre peu à peu dans l’humiliation, la pauvreté et la boue. Comme Milos Forman avant lui qui, dans Amadeus, mettait en scène la parole d’Antonio Salieri pour parler de Mozart, Serebrennikov examine le cas Tchaïkovski à travers le prisme de son épouse : pour parler du génie, faudrait-il l’aborder de biais ? Néanmoins, là où le réalisateur tchèque consacrait son récit au lustre de Mozart, Serebrennikov, lui, s’intéresse à l’ombre. Il éclaire d’une lumière nouvelle la vie chahutée et cabossée d’une épouse délaissée, une Médée dont la présence empoisonnerait peu à peu le génie – on dit que ce mariage serait à l’origine de la dépression de Tchaïkovski.
Comme dans La fièvre de Petrov, on peut attribuer cette folie au carcan oppressif dans lequel évolue l’héroïne. Dans le monde masculin qui est le sien – elle apparaît à de nombreuses reprises dans sa robe rouge perdue dans une mer d’hommes en costume noir et blanc – elle ne peut rester dans la lumière qu’en s’accrochant à celui qui la concentre. Aurait-elle voulu briller, elle aussi ? Elle suggère à plusieurs reprises son désir avorté de faire de la musique – elle n’en jouera finalement que pour une assemblée de jeunes filles et d’enfants. C’est d’ailleurs cette ambition qui la mène vers le compositeur vénéré. D’entrée de jeu, elle demande à sa tante de lui présenter le musicien dans l’espoir de se frayer un chemin vers le conservatoire. Ce à quoi il lui répond vertement : « Rentrer au conservatoire, pour quoi faire ? Mariez-vous plutôt ! »
Comme dans ses œuvres précédentes, le réalisateur s’intéresse à ceux qui refusent de céder – à la petite police de la morale, à la raison, aux oukazes.
Dans une société aussi conformiste, elle ne peut se réaliser comme individu. L’hymen reste alors son seul moyen d’accomplissement ; le divorce auquel des brigades d’hommes tentent de la forcer risque de la mener à un déclassement aussi moral que social, ce qu’elle refuse obstinément – scellant par cela son destin. Plutôt choisir sa liberté et devenir fou que céder. En plantant son décor là où on ne l’attendait pas, dans la Russie du XIXe siècle, Serebrennikov raconte l’histoire d’un entêtement qui pousse celui qui résiste dans les abysses de la destruction et de la folie. Les personnages de Serebrennikov sont des irrécupérables, des marginaux, des dissidents, des êtres en résistance permanente qui poussent les frontières du réel, quitte à passer par-dessus bord. Se trahir et trahir les autres, oui. Mais trahir son désir, jamais. Comme dans ses œuvres précédentes, le réalisateur s’intéresse à ceux qui refusent de céder – à la petite police de la morale, à la raison, aux oukazes. Ils se vouent corps et âme à une cause, que cela soit le rock, un être ou un idéal. Chez Serebrennikov on ne concède rien, quand bien même cette obstination mène à la destruction des autres et de soi.
Coup de théâtre !
Dans ce film – peut-être plus que dans les autres – on sent chez ce virtuose de la mise en scène qui ne se refuse rien l’influence du théâtre et particulièrement du théâtre filmé. On pense par exemple au metteur en scène français Julien Gosselin qui, avec Le Passé, adaptait plusieurs pièces russes de Léonid Andreïev. Les plans plastiquement léchés de Serebrennikov semblent ici construits sur un mode similaire qui soulignerait l’évolution du personnage dans des décors toujours très fournis. La caméra se concentre sur le visage de l’héroïne : c’est elle qu’on suit, c’est elle qui nous obsède. Et, comme au théâtre où la coupe n’existe pas, un changement d’éclairage suffit à suggérer le passage du temps: les journées ont beau passer, sa passion ne s’altère pas. Au contraire.
Théâtre encore lorsqu’une ribambelle de danseurs s’invite dans le cerveau troublé de la captive amoureuse, ce qui n’est pas sans nous rappeler le Moine Noir à Avignon qui s’achevait dans une ronde de soutanes. Dans cette scène finale, les danseurs nus tournoient autour d’Antonina, qui se laisse porter et modeler par leur mains. Cette scène spectaculaire n’échappe pas à la grandiloquence car dans son grand travail de mise en scène, Serebrennikov pèche par moments par excès de zèle. Les signes avant coureurs du désastre se multiplient : une femme folle qui hurle sur Antonina qu’elle a été abandonnée, une alliance qui glisse mal sur le doigt lors de la cérémonie nuptiale, un dîner de mariage qui ressemble d’après les invités à un enterrement, une mouche qui traîne dans le cadre… On regrette parfois que les choses ne soient pas amenées avec plus de subtilité.
Mais on ne change pas Serebrennikov, l’homme des excès. Ses tableaux alternent atmosphère putride et éclats de lumière. À la toute fin, Antonina se rêve photographiée aux côtés de son époux, entourée de leurs enfants déguisés en anges. Dans cette vision idyllique, Tchaïkovski tire littéralement la langue. Sentencieux, ce dernier prononce alors une phrase qui pourrait résumer à elle seule la vie empêchée d’Antonina : « Vous avez tant d’amour et personne à qui le donner ».
La Femme de Tchaïkovski est peut-être à ce jour le Serebrennikov le plus digeste, le cadre du biopic tempérant sans doute légèrement ses ardeurs de cinéaste foufou. Mais cette relative épure met aussi plus crûment en lumière les limites de sa mise en scène, qui abonde ici en plans séquences performatifs à la gratuité presque assumée. Surgit même devant plusieurs séquences le sentiment que Serebrennikov flirte avec un académisme endimanché. Or, et c’est là que le film intrigue tout de même un peu, cet académisme paraît s’inscrire dans une stratégie consistant à glisser sporadiquement quelques éléments ou effets à même de casser le ronron du récit et de la forme. En témoigne la récurrence des mouches venant parasiter les scènes, sur un plan sonore (bzzzz) et parfois dramaturgique (celle qui vient se fixer sur le nez de Tchaïkovski lors du premier véritable entretien avec sa future épouse).
Elles incarnent surtout la folie rampante d’Antonina, toujours là, plus ou moins discrètement, alors que s’enlise son mariage de façade avec le compositeur russe, qui n’accepte cette union que pour faire taire les rumeurs circulant sur son homosexualité. Un autre récit se dessine alors dans les plis du chemin de croix, annoncé dès la scène d’ouverture, de la pauvre Antonina : un conflit entre le « génie » et la « normalité », où il s’agit moins de confronter binairement Piotr à sa femme que d’envisager son talent comme une puissance de dérèglement, voire de pourrissement. Il y a de la folie dans le génie et du génie dans la folie, semble nous dire le cinéaste – d’où son goût pour les freaks, qui s’exprime notamment dans une scène de crise de démence prenant les traits d’une performance artistique. Si bien que le film trouve une forme cohérente, à défaut d’être convaincante, où séquences amidonnées et tics formalistes (la chorégraphie finale, où l’on sent que le naturel m’as-tu-vu de l’auteur revient au galop) se combinent assez naturellement. C’est son principal mérite : La Femme de Tchaïkovski révèle plus nettement encore le vide intrinsèque de ce cinéma de la gesticulation.
Fiche technique
(Жена Чайковского | Jena Tchaïkovskogo)
La Femme de Tchaïlovski
Russie2022
Réalisation : Kirill Serebrennikov
Scénario : Kirill Serebrennikov
Image : Vladislav Opelyants
Producteur(s) : Ilya Stewart, Kirill Serebrennikov, Murad Osmann, Pavel Burya
Production : Hype Film, Kinoprime, Charades Productions, Logical Pictures, Bord Cadre, Arte France Cinema
Interprétation : Aliona Mikhaïlova (Antonina Milioukova), Odin Biron (Piotr Ilitch Tchaïkovski), Filipp Avdeev (Modeste Tchaïkovski / Anatoli Tchaïkovski)...
Distributeur : Bac Films
Date de sortie : 15 février 2023
Durée : 2h23
Le réalisateur

Kirill Serebrennikov
Incroyable destin que celui de Kirill Serebrennikov. Un cocktail explosif à lui tout seul. Père juif russe. Mère polono-ukrainienne. Né à Rostov-sur-le-Don (Russie), voici cinquante-trois ans. Ajoutez, avec le temps, physicien viré saltimbanque, artiste polymorphe (théâtre, cinéma, opéra), agitateur invétéré, homosexuel et démocrate revendiqué. Liberté, diversité, refus de l’assignation identitaire et du patriotisme borné. Tout ce que le pouvoir russe abhorre. Cela devait mal tourner. Il s’est retrouvé accusé de malversations, assigné à résidence en 2017, condamné à trois ans de prison avec sursis en 2020. Il s’échappe de la geôle russe en mars 2022. La sortie de La Femme de Tchaïkovski, portrait saisissant d’une aliénation, équivaut pour le réalisateur à une libération.
Kirill Serebrennikov est une personnalité importante de la scène et du cinéma russe. Trois de ses films ont été présentés en sélection officielle au Festival de Cannes.
Kirill Serebrennikov entreprend des études scientifiques jusqu’en 1992 avant de se tourner vers le théâtre et le cinéma. Il met en scène Gorki, Brecht ou Shakespeare dans des théâtres de Moscou, signe des opéras au Bolshoï et en Europe, et crée trois spectacles au Festival d’Avignon. Son théâtre est engagé et audacieux. Kirill Serebrennikov aborde le cinéma en 1998 avec le thriller Razdetyye. Il se consacre ensuite à la télévision avant de revenir au grand écran en 2004. Il tourne alors six longs métrages qui ne connaissent pas d’exploitation dans les salles françaises.
Ragin (2004) est primé au Festival de Karlovy, Jouer les victimes (2006) au Festival de Rome, et Jour sans fin à Youriev (2008) au Festival de Locarno, L’adultère (2012) est sélectionné à la Mostra de Venise, avant d’être récompensé au Festival de Wiesbaden. C’est également en 2012 que les autorités russes confient à Srebrennikov la direction du Gogol Center. Cette période voit le prestige européen de l’artiste augmenter, sur les planches et au grand écran. En même temps, il conforte son image de personnalité subversive.
Kirill Serebrennikov, un artiste engagé
Son long métrage Le disciple (2016) est présenté dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes et obtient le Prix François-Chalais. Ce récit d’un adolescent en pleine crise mystique et glissant dans l’obscurantisme s’avère incisif et efficace. Il constitue aussi une satire au vitriol de la société russe. Le film est par ailleurs le premier de son auteur à être distribué en France. Leto (2019) relate l’ascension de Viktor Tsoï, chanteur-compositeur et cofondateur de Kino, l’un des groupes musicaux les plus talentueux de la scène russe. Le biopic est en compétition officielle au Festival de Cannes et y obtient le Cannes Soundtrack Award.
Mais Serebrennikov connaît depuis 2017 des déboires judiciaires : il fait l’objet d’un procès pour détournement de fonds publics ; de nombreuses voix s’insurgent pour dénoncer une volonté étatique d’étouffer un artiste dissident. Assigné à résidence, Kirill Serebrennikov ne peut se rendre à Cannes pour présenter Leto. Il en sera de même pour La fièvre de Petrov qui est également en compétition officielle au Festival de Cannes 2021. Petrov raconte une journée dans la vie d’un auteur de bandes dessinées et de sa famille, dans la Russie post-soviétique.
En 2022, le cinéaste est de nouveau en compétition à Cannes, avec le biopic contrarié La femme de Tchaïkovski. Le drame de la guerre en Ukraine lui vaut des critiques alors qu’on appelle l’art russe a être boycotté. Il se défendra de sa présence sur la Croisette lors d’une conférence de presse politique et polémique.
Filmographie sélective (réalisateur, longs métrages)
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2016 : Le Disciple ((M)uchenik / Ученик)
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2018 : Leto (Лето)
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2021 : La Fièvre de Petrov (Petrov’s Flu / Петровы в гриппе)
Les interviews
Entretien
Posted by Guillaume Narguet
De passage en France dans le cadre des 23e journées cinématographiques du festival de Saint-Denis, Kirill Serebrennikov, cinéaste russe en exil à qui l’on doit notamment la Fièvre de Petrov et Leto, a présenté en avant-première son dernier film en date, la Femme de Tchaïkovski, l’histoire tragique d’Antonina Milioukova, éphémère épouse du compositeur Tchaïkovski qui, après deux mois de mariage, s’enfuira en vouant sa femme aux gémonies. Mais cette dernière, en proie à un amour fou et aveuglant, n’acceptera jamais cette situation et poursuivra de sa passion dévorante l’artiste, homosexuel et dépressif, qui fera tout pour l’éviter. L’occasion a été donnée à Zone Critique de poser quelques questions au cinéaste.
Qu’avez-vous trouvé de particulièrement inspirant dans cette histoire d’amour à sens unique et de folie au point d’y consacrer un film ? Comment avez-vous déjoué les pièges de l’académisme, qui sont souvent les travers des films biographiques et historiques ?
Kirill Serebrennikov : Je souhaitais porter un regard inattendu sur un héros national et intouchable et j’ai décidé, pour ce faire, de suivre les lois générales du biopic (ou film biographique), en considérant les éléments de loin sans porter un regard radical dessus. Se placer à une certaine distance permet d’entrevoir les choses avec du recul et d’embrasser toute la psychologie des personnages, ce qu’il n’est pas possible de faire quand on s’approche trop près, presque face contre face.
J’ai adopté cette distance par le truchement d’Antonina, car je voulais adopter le point de vue d’une personne qui ne sait pas ce que nous, nous savons. Elle a son propre regard, vit sa propre expérience, celle d’une personne somme toute classique et banale, en proie à l’impossibilité d’interagir comme il faut avec un génie, ce qu’il représente : un soleil irradiant de talent. Elle n’y parvient pas car, bien que resplendissant, le soleil a aussi ses propres taches et, paradoxalement, ses parts d’ombre.
In fine, on n’aperçoit que des fragments de vie vécus par Antonina Milioukova. Peut-être disposera-t-on de l’ensemble de ces fragments quand un grand film aura été réalisé sur la vie de Tchaïkovski.
J’ai souvent recours aux plans-séquence ; ce que j’aime dans cette sorte de plan, ce n’est pas seulement une éventuelle prouesse technique de mise en scène (car ces plans sont effectivement complexes à réaliser), mais c’est surtout le rapport entre le cinéma et le temps qu’ils permettent de mettre en évidence. Quand je parle de temps, il ne s’agit pas de l’époque à laquelle se déroule l’action mais du temps qu’il faut pour que le film soit vu. J’ai commencé à travailler à la télévision en montrant des images d’actualité ; je me suis vite aperçu qu’on pouvait monter des choses complètement contradictoires. Ainsi, à partir du même matériau, vous pouvez réaliser un reportage pour ou contre quelque chose ou quelqu’un, selon la commande qui vous sera passée. Pour moi, le montage, c’est du mensonge. Nous vivons aujourd’hui une époque de l’après-vérité, qui est un autre mot pour le mensonge. Nous sommes complétement perdus, nous ne savons plus où se trouve le vrai, où se nichent les fake news. Même les sources écrites peuvent être manipulées par l’informatique. Dans le cinéma, la question du rapport entre la vérité et le mensonge est cruciale : on sait qu’un artiste interprète un personnage mais il faut pour autant qu’on y croie. Tant que la caméra tourne, je sais que je n’ai pas besoin de recourir au montage : tout ce qui est montré dans le champ de la caméra est en quelque sorte réel, plus ou moins. Et c’est cela qui m’intéresse, de manière à éviter le mensonge.
Comment avez-vous abordé la psychologie particulière de vos deux héros ?
Kirill Serebrennikov : Je voulais rendre les personnages absolument complexes, c’est pour cela que j’ai décidé de laisser dans leur bouche leurs vraies paroles. Il s’agit presque d’un film documentaire : les lettres sont authentiques, même le comportement des personnages montré à l’écran est extrêmement fidèle à la réalité. Ainsi, ce que dit Antonina des juifs dans son délire antisémite se retrouve mot pour mot dans ses lettres. Ma part d’auteur réside surtout dans la composition que j’ai faite des séquences, en tâchant de respecter le plus possible la réalité.
Quelles sources avez-vous utilisé pour vous documenter sur l’histoire du couple ?
Kirill Serebrennikov : Une biographie de Milioukova a été écrite il y a quelque temps par un certain Valeri Sokolov [Antonina Tchaïkovski : l’histoire d’une vie oubliée, 1994] ; elle réunit des lettres, et des souvenirs d’elle et sur elle. C’est de là que viennent toutes les informations dont j’ai pu disposer et que j’ai utilisées pour mon film. Le seul changement que j’ai opéré concerne le lexique du XIXe, qui me paraissait daté et que j’ai modernisé pour plus de compréhension.
J’ai tourné mes deux derniers films dans un état second, entre la psychose et la folie.
Il faut dire que la biographie de Tchaïkovski a été soumise à une censure quasi perpétuelle dès le lendemain de sa mort, d’abord par son frère Modest qui a coupé au sens propre du terme des morceaux de lettres pour ne pas discréditer la mémoire de son frère, puis par les autorités soviétiques qui ont caviardé tout ce qui pouvait rendre Tchaïkovski vivant. Tout cela a été compliqué à restaurer, il a fallu avoir recours aux archives occidentales (en effet, la première vague d’émigrés à la suite de la Révolution d’Octobre avait fui le pays avec de nombreuses lettres et archives de toute rareté). Le livre qui retrace sa vie de la manière la plus fidèle et la plus intéressante est une biographie en deux tomes écrite par un universitaire de Yale, Alexander Poznansky, qui a réussi à regrouper et compulser tout ce qui avait pu être écrit sur Tchaïkovski, en Russie et en Occident.
Il n’était pas question pour moi de réaliser un film historiographique sur leur vie. Ce qui m’intéressait, c’était de faire un film qui soit compris par les spectateurs d’aujourd’hui et qui montre les ressorts de la passion. Ce qui est intriguant dans la relation entre cette femme qui essaie de s’approprier ce grand compositeur et cet artiste dont l’ampleur la dépasse et qui refuse de se donner et se confier à elle, c’est leur égoïsme, la manière de ne pas s’écouter l’un l’autre, de ne pas se comprendre. Et cela peut permettre d’en tirer des conclusions pour nous-mêmes.
Cette impossibilité de s’entendre et de se comprendre se retrouve dans leur photo de couple, où elle regarde sur le côté alors que lui nous fixe du regard.
Recréer une vérité historique m’a exalté et je compte bien recommencer.
Kirill Serebrennikov : Il n’existe qu’une seule photo où ils apparaissent tous les deux et je l’ai restituée telle quelle dans le film. Elle est très étrange, on ne sait pas pourquoi, sur ce cliché, il nous regarde alors qu’elle-même a son attention portée ailleurs. Dans de nombreuses scènes du film coupées au montage, et d’une durée totale de 40 minutes qui se retrouveront peut-être dans une édition intégrale, j’ai représenté les ateliers dans lesquels Tchaïkovski, ses amis et ses élèves se faisaient photographier. Il y passait beaucoup de temps car les daguerréotypes nécessitaient une certaine application pour ne pas être flous. Tchaïkovski a été un pionnier des photos commerciales ; en raison de sa célébrité, tout le monde souhaitait posséder sa photo chez lui. Il se faisait alors tirer le portrait chez les plus grands artistes, lesquels vendaient les photos avec les partitions. Pour l’anecdote, Tchaïkovski souffrait de nombreuses phobies, l’une d’entre elles consistait en la peur de prendre froid aux oreilles (ce qui aurait été compliqué pour sa musique). Il mettait donc souvent du coton dans les oreilles. Un jour, il s’est fait prendre en photo mais il avait oublié d’ôter ce coton, le cliché a donc été retouché par la suite pour être mis en vente, mais la photo originale existe toujours. Un autre aspect amusant est qu’il ne sourit jamais. J’ai découvert que la raison principale en était sa mauvaise dentition. Il n’ouvrait donc jamais la bouche, par coquetterie. J’ai toujours été enthousiasmé par ce genre de petites histoires car cela rend les choses vivantes et permet de ramener une époque dans sa vivacité, pour qu’on la comprenne et l’appréhende mieux. Recréer une vérité historique m’a exalté et je compte bien recommencer.
Votre film montre aussi l’atmosphère poisseuse de la Russie de l’époque et en cela, elle restitue également cette réalité historique qui vous tient à cœur.
Kirill Serebrennikov : C’était la réalité du XIXe. Les ordures étaient encore lancées sur la chaussée, comme on le voit dans le film, même si les caniveaux et les canalisations commençaient à faire leur apparition. J’avais envie de montrer la saleté et l’absence du confort auquel on est habitué aujourd’hui. Les personnages ont envie de vivre, aimer, souffrir, servir la musique… Par contraste, ces ambitions s’opposent à ces scènes d’extérieur, tristes, sales et dégradées. Je voulais illustrer le véritable milieu où tous ces gens ont évolué, rêvé, aimé…. On a d’ailleurs vécu une expérience similaire, quoique dans des proportions moindres, sur le plateau puisqu’on a tourné le film en pleine pandémie de Covid : tout le monde toussait et portait des masques, on avait alors l’impression de revivre un peu ce que les gens de l’époque éprouvaient, notamment lors de l’épidémie de choléra, qui a emporté Tchaïkovski lui-même. Il est mort après avoir bu un verre d’eau contaminé, on ne savait pas encore à l’époque en Russie qu’il fallait bouillir l’eau, contrairement au monde occidental qui était en avance sur ce sujet. On a même fait courir le bruit de l’empoisonnement et d’un prétendu complot lié à son homosexualité.
Comment avez-vous pu mener à bien le tournage de votre film dans le contexte actuel de la guerre entre la Russie et l’Ukraine ?
Kirill Serebrennikov : J’ai tourné mes deux derniers films dans un état second, entre la psychose et la folie, ce qui a influé sur ma propre appréhension de ces deux longs métrages. La Fièvre de Petrov a été tournée pendant mon procès et j’avais l’impression que la réalité s’échappait petit à petit sous mes pieds. Pour la Femme de Tchaïkovski, je pressentais qu’il ne pourrait jamais être diffusé en Russie. Je savais que la folie était présente dans le pays à l’époque mais jamais je n’aurais pensé que cela dévierait vers une guerre. Quant à mon prochain film, adapté de Limonov, le livre d’Emmanuel Carrère, je l’ai commencé en Russie avant la guerre mais je l’ai continué en dehors. Ce que disait Limonov à l’époque (retrouver les territoires perdus par la Russie, remettre sur pied l’Union soviétique, éliminer les libéraux…) est intégralement repris par le pouvoir aujourd’hui. Il était marginal jusqu’à une époque récente mais aujourd’hui, tout ce qu’il disait est assumé de manière ouverte et sans complexes et c’est ce qui est effrayant.