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Burning days Jeudi 8 Juin 20h30
Synopsis
Emre, un jeune procureur déterminé et inflexible, vient d’être nommé dans une petite ville reculée de Turquie. À peine arrivé, il se heurte aux notables locaux bien décidés à défendre leurs privilèges par tous les moyens, même les plus extrêmes.
Bande Annonce
Critiques


Un jeune fonctionnaire (Selahattin Pasali), une terre asséchée… et bien des ennuis. Ay Yapim - Liman Film
Monsieur le procureur est jeune et scrupuleux dans son costume impeccable. Fraîchement arrivé de la capitale dans cette bourgade rurale et surchauffée de l’Anatolie, il s’inquiète d’être sans cesse invité à dîner par le maire, alors que s’annoncent de nouvelles élections. Partout, des gouffres : la terre, complètement asséchée, s’écroule et le manque d’eau attise la colère de la population. Le « divertissement » habituel des hommes ? Lourdement armés, au volant de pick-up, ils chassent le sanglier, y compris dans les rues de la ville, où le cadavre traîné de la bête laisse une grande trace de sang qui excite les plus jeunes. Le procureur convoque deux des chasseurs pour leur rappeler qu’on ne tire pas dans la ville, et comprend qu’on ne dérange pas ainsi les traditions locales. Le soir même, lors d’une scène magistrale de lenteur trouble, il se retrouve à table avec eux et subit, transpirant, leur hospitalité trop insistante, comme tombé dans un piège…
Plusieurs années après son western hypnotique, Derrière la colline, Emin Alper frappe encore plus fort avec ce thriller politique en plusieurs chapitres, dont la tension saisit dès la première image pour ne plus jamais retomber, portée par une musique digne de Bernard Herrmann. Avec cette histoire d’eau sale, c’est un peu comme si Nuri Bilge Ceylan avait mis au goût du jour, en Turquie profonde, le Chinatown de Roman Polanski…
Un reflet affolant
Sangliers sanguinolents, maisons qui nécessitent de la mort-aux-rats « dans tous les coins », et étendue désertique autour d’un lac marécageux : l’atmosphère est gluante de dangers, et chaque conversation, lourde de sous-entendus. Dans de somptueux plans larges qui lui donnent les contours d’un shérif solitaire, le jeune procureur, devenu juge et partie contre son gré (et après avoir bu beaucoup de raki) trouve un adjoint suave et énigmatique, en la personne du journaliste opposé à l’édile en place. S’installe entre eux une ambiguïté qui sera un autre péché pour la communauté, où règnent violence sexuelle et homophobie. Avec cette bourgade (fictive), le réalisateur offre un reflet affolant d’une Turquie rétrograde et rongée par la corruption. Le ministère de la Culture turc a d’ailleurs demandé le remboursement des aides accordées au film, succès en son pays. La fin, en forme de Fort Alamo puis de chasse à l’homme quasi fantastique, est ce que l’on peut voir de plus impressionnant, ces temps-ci, sur le lynchage populaire.

IL EST DES NÔTRES
Burning Days s’ouvre sur l’image puissante de deux personnages au bord d’un gouffre immense dans le désert. On l’apprend peu après : l’assèchement du terrain ayant conduit à cet effondrement et plusieurs autres du même type est dû à la régulation laxiste de l’accès aux nappes d’eau souterraines. Jeune procureur idéaliste venu de la ville, Emre débarque dans cette région asséchée pour régler ce problème qui tient moins de l’écologie que de la corruption locale. De Derrière la colline a A Tale of Three Sisters, le cinéma d’Emin Alper (lire notre entretien) est traversé par la question des limites du repli sur soi, et le cinéaste turc fait à nouveau preuve d’un talent certain pour traduire cela par l’utilisation des décors (les paysages sont ici ceux d’un western, un no man’s land rocailleux et claustrophobe au pied des montagnes). Film noir en forme de métaphore du néo-fascisme et des ravages de la pensée conservatrice, Burning Days est son film le plus ouvertement politique à ce jour.
Quand Emre rencontre pour la première fois les élus locaux, ce n’est pourtant pas un gouffre qui l’attend. Il est au contraire reçu avec une connivence masculine au zèle excessif. En ce sens, la séquence la plus cinglante du film ne se trouve pas dans son dénouement mais dans sa mise en place : une longue scène de dîner arrosé de raki où les codes de la fraternité masculine passent progressivement de l’humour au malaise à la terreur. Une variation de registre virtuose, portée par des comédiens excellents (peu d’acteurs peuvent se vanter de jouer si justement l’ivresse contre laquelle on lutte). Au festival d’Antalya où le film était présenté en compétition, le public turc n’était pas avare de réactions positives face à ce mélange de tons.
L’élégance et l’intransigeance morale d’Emre le rendraient presque hautain, mais ses allures de grand garçon sensible sont déjà suffisantes pour le rendre louche aux yeux des rustres locaux. Dans ce coin de Turquie comme dans plein d’autres régions du monde, pour être intégré à la communauté des gaillards (Emre demande même à un moment « mais il n’y a pas de jeunes filles dans cette ville? »), il vaut encore mieux être accusé de viol que d’être soupçonné d’« immoralité ». Alors que la tension continue de monter, Emre est autant prié d’accepter les pots-de-vin pour oublier cette histoire de gouffre que de prouver sa virilité en démentant les rumeurs qui courent déjà sur lui, comme par exemple celle d’être « la coqueluche des lieux de perditions » selon l’euphémisme cinglant employé par l’un des personnages (et traduit par « le chouchou des soirées raki » dans les sous-titres anglais, quitte à perdre en violence insidieuse).
Le mot homosexualité n’est pas prononcé une seule fois dans le film. Il y a pourtant une tension homoérotique flagrante qui nappe les face à face (pourtant filmés comme dans un western, voilà un décalage queer à la malice appréciable) entre Emre et l’un de ses interlocuteurs, mais le film ne confirme ou ne concrétise délibérément pas cette piste. Lors de la première mondiale du film au Festival de Cannes, certains observateurs occidentaux s’interrogeaient justement sur ce qu’ils interprétaient comme une trop grande pudeur, mais c’est prendre le film sous le mauvais angle. Burning days n’est pas un film sur l’homosexualité, Emin Alper utilise plutôt l’homophobie comme l’une des expressions de la haine de la différence. Il fait de la masculinité forceuse (celle qui s’impose dans les espaces publics et privés, celle qui transforme l’angoissant parcours d’Emre en vraie chasse aux sorcières ) le symbole d’une pensée fascisante qui se cache derrière le respect des traditions. Un gouffre prêt à avaler des villes entières.
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Burning Days d’Emin Alper gratte le pouvoir turc là où ça fait mal, dans le cadre d’un beau film intelligemment mis en scène, qui se déroule dans une Anatolie toujours aussi majestueuse.
Burning Days du turc Emin Alper invoque une Anatolie assez différente de celle de Nuri Bilge Ceylan (Winter Sleep pour ne citer que lui) : un village grouillant de tumultes et de fureur, au ras de la mer plutôt que perdu dans les hauteurs des montagnes. De même, le métrage, malgré une beauté formelle tout aussi remarquable, est plus pragmatique, moins dans le langage que son compatriote, et plus dans l’action.
Emre (Selahattin Pasali) est un tout jeune procureur qui vient de prendre son poste dans le village en question. Si jeune (et si bourgeois), que sa maman pense lui envoyer des draps, plus soyeux, de la maison. On le voit dans une des premières scènes du film au côté de la juge Zeynep (Selin Yeninci), au bord d’un gigantesque gouffre (une doline préciseront les scientifiques) qui s’est formé dans le désert. Au détour de leur constat administratif, un échange entre lui et son interlocutrice plante d’emblée le décor : le procureur s’agace des manœuvres corruptrices du maire (il l’invite à dîner) ; la juge, une notable mariée à un notable (le médecin de l’hôpital) le pousse à accepter une invitation à dîner, car ainsi irait le monde dans ces campagnes… Le dîner qu’il finit par accepter sera le point de départ de l’intrigue de fond du film.
Emin Alper peint une Turquie assez âpre, peu aimable, où le jeune Emre, droit sans ses bottes, idéaliste et un peu naïf, nage malgré lui parmi des violences sexistes, sexuelles, animalières, écologiques et homophobes, entrecoupées de diverses scènes de tentatives de corruption. Les personnages qui l’entourent sont au minimum ambigus, quand ils ne sont pas ouvertement dangereux.
Sur les fils plutôt lâches de la trame d’un thriller, le cinéaste brode efficacement ses multiples sujets qui n’ont au fond qu’un seul but, celui de montrer à quel point la corruption généralisée constatée par le protagoniste aveugle toute une population, jusqu’à un très jeune homme, « son » dératiseur à peine sorti de l’enfance, qui a tenté de l’empoisonner. Tout n’est que rumeurs, calomnies, manœuvres dilatoires.
Par ailleurs, le sujet de l’homophobie est en filigrane du récit, avec un personnage trouble, dont l’homosexualité ne sera jamais dite, mais est diffuse pendant tout le film. Le journaliste Murat (Ekin Koç), est dans l’opposition, et offre son aide au procureur en proie aux agissements du maire et de ses acolytes. Il est beau, photogénique, et tourne autour d’Emre dans une danse homoérotique tendue mais jamais explicite, qui n’aura pourtant pas échappé aux virulences du pouvoir lors de la sortie du film dans le pays.
Burning Days brasse toutes ses thématiques dans un ensemble parfaitement cohérent et lisible. La tension du film est permanente. Tout s’imbrique pour dépeindre une situation catastrophique dans le pays, et les gouffres béants qui se forment les uns après les autres sont autant le signe de désastres écologiques que des métaphores sur l’effondrement de certaines valeurs dans le village, pour ne pas dire la Turquie tout entière.
Mais comme d’habitude, dans ce genre de pamphlets, ça marche seulement si l’amour pour le pays de celui qui le pointe du doigt est flagrant. C’est le cas d’Emin Alper, et sa manière de filmer les personnages et surtout l’environnement le montre : le désert, la mer, les villages aux ruelles pleines d’imprévus, les jardins bucoliques sous la moiteur de l’été forment de magnifiques scènes « cinémascopiques » qui montrent ce à quoi il est attaché et qu’au travers de ses dénonciations, il veut à tout prix préserver.
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Burning Days est le quatrième long métrage de Emin Alper (48 ans). C’est une œuvre ambitieuse car, sous couvert d’un thriller psychologique, elle aborde les thèmes du populisme ordinaire (promesses non tenues par les élus), de la xénophobie (l’étranger, bouc émissaire), de la corruption (politique et autres), de l’homophobie (versant du machisme).
L’enquête filandreuse, erratique, du procureur de la république psychorigide, figé dans le droit, mais sous la pression d’un environnement hostile, est révélatrice de ce microcosme fétide. Les notables manipulent avec cynisme la population pour dissimuler à leur regard, leurs incompétences, leurs déficiences, leurs concussions. Le réalisateur remarque que : « les gouffres béants (dolines) symbolisent les fosses dans lesquelles les populistes nous entraînent ».
Les développements scénaristiques de ce sujet préoccupant (songeons au tremblement de terre de février 2023 en Anatolie, puis à la réaction désastreuse des autorités locales et nationales) sont en tous points remarquables.
La république de Turquie est un grand pays par son histoire multiséculaire, sa superficie (7,8 milliers de Km2), sa population nombreuse (85 millions d’habitants !), sa localisation géographique entre l’Occident et le Moyen-Orient. Toutefois, son histoire tourmentée depuis le début du XXème siècle (Première Guerre Mondiale) conclue par l’accession au pouvoir, en 1923, de Mustafa Kemal Atatürk (1881/1938) bâtisseur des fondations fragiles de cet état laïque.
Cependant, pour causes diverses (coups d’état militaire, élections truquées, etc.), le pays demeure toujours en tension entre l’occident et l’orient, et le centre de gravité politique/religieux glisse vers l’est depuis deux décennies (2003, Premier ministre Recep Tayyip Erdogan ; 2023, toujours au pouvoir en tant que Président).
Burning Days a été présenté au Festival de Cannes 2022 dans la section Un certain regard. Malgré son succès critique, le ministère turc de la culture, après projection, a exigé le remboursement du financement public consenti lors de la préproduction. Fort heureusement, ce long métrage dépendait également d’une coproduction importante avec pas moins de cinq pays européens.
Sous couvert de « polar », circonscrit à une bourgade désolée, Burning Days est une œuvre riche, intense, sans baisse d’intérêt, qui en dit long sur l’état de lieux actuels de la république de Turquie.

"Burning Days", polar turc sans concession, passé par la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2022, fut sans doute l’un des meilleurs films de cette édition. Suivant un jeune procureur, moins ambitieux qu’attaché à faire son métier en toute impartialité, ce thriller vénéneux possède à la fois des puissantes qualités esthétiques, qu’un scénario implacable pointant du doigt une corruption généralisée. Emin Alper auteur remarqué avec le bucolique "Derrière la colline", à l'ambiance menaçante, puis réalisateur de "A Tale of three sisters", a le don de créer des scènes où la puissance graphique revêt une signification particulière, qu’il s’agisse du plan zénithal sur la traînée de sang laissée par un sanglier abattu et attaché à l’arrière d’un pick-up, ou du magnifique plan final. Il utilise à merveille les décors naturels aux alentours de la petite ville, d’une étendue d’eau où l’homme va se baigner pour échapper un instant à son quotidien, se retrouvant vulnérable, aux immenses trous qui jalonnent ponctuellement le paysage, pour mieux signifier le danger qui le guette.
Autour d’un scandale lié à l’approvisionnement en eau qui n’a jamais vu son procès avoir lieu, le scénario utilise avec perspicacité son personnage principal pour poser les bonnes questions, sur fond d’élections municipales à venir, qui s’avèrent des plus tendues. De pressions de notables dont les invitations récurrentes sentent la tentative de corruption, à la présence d’un journaliste dont l’intérêt n’est pas des plus limpides (il est le fils du concurrent à l'élection, mais aussi réputé bisexuel, donc « immoral ») la menace reste intelligemment diffuse, touchant aussi bien aux aspects professionnels que privés. Et rapidement, à l’image du personnage, le spectateur ne sait plus à qui se fier, le scénario propageant subtilement l'inquiétude autour du sort réservé à ce jeune homme que tout le monde courtise à sa manière (les chasseurs irresponsables, le maire tout-puissant, le journaliste local…).
Suggérant le danger au travers de dialogues à double sens (l’avertissement sur la présence de « sables mouvants » autour du plan d’eau…), par des bribes de passé révélées (les motifs du départ du prédécesseur…), par l’aspect inextricable des intérêts locaux (le fils du maire est l’avocat dans le cadre du futur procès…), "Burning Days" met la pression sur son protagoniste, chapitre après chapitre. Le métrage s’avère ainsi, être un film au suspense insoutenable et aux messages politiques forts, comme si chercher à reprendre le pouvoir face à ceux qui sont installés, ne pouvait mener qu’au bord du gouffre. Une parabole sur l’État d’un pays, que l’on peut trouver à la fois salutaire et inquiétante.

Dans Burning Days [+], le dernier film du Turc Emin Alper, un procureur assiste au déclin progressif d’une petite ville pittoresque et reculée de Turquie. À peine arrivé, Emre (Selahattin Paşali), tellement innocent et empesé qu'il pourrait être fraîchement sorti de son emballage, est accueilli à Yaniklar (un lieu fictif inventé pour le film) par, quoi d'autre, qu'une chasse au sanglier à belle réelle. Alper a évoqué la ressemblance de son histoire avec d'autres. Les spectateurs familiers de la politique britannique se souviendront de l'interdiction de la chasse au renard en 2002 et du tollé qui s'en est suivi chez les conservateurs, décor idéal pour traduire la crainte ressentie par Alper devant la montée des politiques identitaires dans le monde.
Alper est peut-être en train de détrôner Nuri Bilge Ceylan et de s’imposer comme un grand cinéaste turc. Il est spécialisé dans les films très politiques qui, comme ceux de Ceylan, ont une dimension théâtrale remarquable. Burning Days, a été présenté en avant-première à Cannes dans la section Un certain regard. Cette œuvre est sans doute plus profonde que son film précédent, le drame tchékhovien A Tale of Three Sisters [+], qui nous rappelait le style maison de la chaîne de télévision américaine que d'autres acteurs du secteur enviaient, ou avec lequel ils essayaient de travailler et dont la devise est "Ce n'est pas de la télévision, c'est HBO". La posture est ici plus directe et plus professionnelle que dans son précédent long métrage, calme et graphique, et le cinéma d'Alper est peut-être dépouillé de ses nuances.
Si le cadavre d’un sanglier n’était pas un cadeau de bienvenue suffisant pour Emre, Yaniklar a un lot de manigances et de rumeurs qui n'a rien à envier à Deadwood, Easttown ou Westeros. C’est un homme influençable qui cherche à accueillir ses nouveaux sujets en toute confiance. Il commet cependant une erreur de jugement au début du film en dînant en compagnie de Şahin (Erol Babaoğlu), garçon influent et fils du maire sortant, et du dentiste Kemal (Erdem Şenocak) dont la douceur est trompeuse. Après un repas tranquille, mais tendu, le raki est servi et les hommes s’enivrent, non sans avoir interrogé auparavant Emre sur sa prétendue homosexualité (homosexualité qui, ne l’oublions pas, a fait l'objet d'une nouvelle vague de condamnation sous l'ère Erdoğan). L'implication de l'élite locale dans un trafic sexuel est évoquée de manière glaçante, avant que la jeune Rom Pekmez (Eylül Ersöz), déficiente mentale, se retrouve mystérieusement à danser nue avec Şahin et Kemal. Emre, dans un état second, assiste à la scène depuis un canapé. Le matin, il se rend compte que le raki a été drogué.
Le jour d’après, Pekmez est retrouvée dans une autre partie de la région. Tout porte à croire qu’elle a été violée et sexuellement agressée. Emre, avec son sens aigu de la justice, se lance dans une enquête, qui fera littéralement et métaphoriquement chavirer Yaniklar dans l'un de ses nombreux gouffres. Dans une intrigue qui n'est pas sans rappeler l’excellent Chinatown, la pénurie d’eau est un sujet de controverse pour la ville, et la classe politique joue sur la peur et l’incompréhension des habitants sur le sujet pour conserver son emprise électorale. Emre est tour à tour soutenu et manipulé par Murat (Ekin Koç), chef éditorial du journal de l’opposition au charisme et au charme fou, dont l’implication la nuit de l’agression plonge les souvenirs du procureur dans un brouillard encore plus traître.
Burning Days est maladroit et légèrement alambiqué, mais son observation du déclin politique actuel, loin du divertissement évident et cynique, est pertinente, en particulier l’utilisation qui est faite des images de smartphones et des fuites vidéo comme source de menace et de chantage

Burning Days (“Jours de fournaise”), le nouveau long-métrage du réalisateur turc Emin Alper (Suspicions, Derrière la colline), emprunte autant au genre du western rural qu’à celui du thriller politique. Il a été tourné dans un décor rarement vu à l’écran : la très conservatrice et nationaliste région de Konya, dont est originaire le cinéaste. Elle est située dans le centre de la Turquie, et est reconnaissable à ses paysages creusés de profondes dolines.
Ces cratères impressionnants atteignent parfois plusieurs mètres de profondeur et des centaines de mètres de diamètre. Ils apparaissent subitement quand l’effondrement de sédiments de surface vient révéler des cavités formées par la dissolution de roches calcaires sous-jacentes. Les dolines se multiplient ces dernières années sous l’effet d’une sécheresse intense et d’une surexploitation des nappes phréatiques.
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Dans Burning Days, ces dolines deviennent la métaphore du terrain miné sur lequel va devoir évoluer l’inflexible Emre (Selahattin Pasali). Jeune procureur venu de la ville, il débarque dans un village reculé d’Anatolie, gangrené par le népotisme, la corruption et la violence. Inutile de dire que les notables locaux accueillent fraîchement ses tentatives de rappel à la loi.
Le film est sorti le 9 décembre dernier en Turquie, plusieurs mois après avoir été projeté au Festival de Cannes, dans la section Un certain regard. “C’est à la fois le meilleur film d’Emin Alper et le film le plus politique qui ait été produit par le cinéma turc ces dernières années”, a applaudi le média en ligne Ileri Haber. Dans certains dialogues, le réalisateur fait indirectement référence au règne islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, président depuis 2014.
Difficile de ne pas voir dans les dolines et le destin du procureur Emre une métaphore de la Turquie actuelle – encore plus après le double séisme meurtrier survenu le 6 février et à un mois d’une présidentielle qui s’annonce disputée. Pourtant, la critique politique d’Emin Alper “reste allégorique, le personnage du maire comme son entourage, qui ont un penchant pour la boisson, ne sont ainsi absolument pas dépeints comme des religieux ou des conservateurs”, fait observer Ileri Haber.
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S’il ne s’attaque pas à la religion, le film aborde une multitude de questions, de l’écologie aux droits des femmes, de la chasse au port d’arme, du patriarcat aux rapports homoérotiques qu’entretiennent certains de ses personnages. Bien qu’elle ne soit pas traitée de manière directe, l’homosexualité de plusieurs personnages a fait scandale dans un pays où le sujet est tabou sur les écrans. L’omerta est telle que, par le passé, la puissante plateforme de streaming Netflix a dû annuler une de ses séries et modifier le scénario d’une autre pour obtenir des autorisations de tournage et de diffusion.
Sans tomber dans la caricature, le réalisateur s’emploie à construire des personnages complexes. “Alper est attentif à la profondeur psychologique de ses personnages, incarnés par des acteurs dont il parvient à tirer le meilleur”, considère le quotidien Haber Türk, qui salue la performance de Selahattin Pasali, l’interprète du procureur Emre, récompensé lors des festivals turcs d’Antalya et d’Ankara par les prix du meilleur acteur.
Réalisateur très politisé, Emin Alper a notamment prononcé en janvier dernier un discours d’hommage et de revendication lors du 16e anniversaire du meurtre de Hrant Dink, un journaliste turc d’origine arménienne. Un assassinat dont les commanditaires n’ont pas été inquiétés par la justice. Sur les marches du Festival de Cannes, en mai 2022, il s’était fait photographier avec l’équipe du film et des pancartes demandant la libération d’une des productrices du film, Cigdem Mater, condamnée en avril dernier à dix-huit ans de prison. Elle était accusée avec d’autres d’avoir “organisé et financé” la mobilisation du parc de Gezi en 2013, qui avait fait vaciller le gouvernement d’Erdogan, alors encore Premier ministre.
Dans un tel contexte, la sortie en Turquie de Burning Days ne s’est pas faite sans heurts. Fin 2022, le ministère de la Culture a annoncé retirer les subventions accordées au film et demander leur remboursement avec intérêts. Un coup dur pour le réalisateur, accusé d’avoir modifié son scénario après qu’il eut été validé par les autorités. “Nous avons refusé de nous autocensurer et nous avons informé les autorités de nos modifications, elles n’y ont pas vu de problème jusqu’à ce qu’une partie de la presse et des trolls fascisants nous prennent pour cible”, se défend le réalisateur dans un entretien accordé au magazine Bir Arti Bir.
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Avec son dernier film, Emin Alper, déjà l’un des réalisateurs turcs les plus célébrés du moment, s’impose aussi comme le plus politisé d’entre eux face aux tentatives du gouvernement islamo-nationaliste de censurer et d’orienter la culture. “Cela fait des années que le pouvoir investit la télévision, tente d’y imposer son hégémonie culturelle et il réussit en partie, notamment avec le succès de séries historiques héroïques sur TRT [la principale chaîne publique], mais dans le cinéma, malgré tout l’argent déversé sur le secteur, il ne parvient pas encore à produire des films de qualité qui soutiennent son idéologie”, souligne encore le réalisateur.
Courrier international est partenaire de ce film.
Fiche technique
Burning Days
Titre original : Kurak Günler
Réalisateur : Emin Alper
Scénario : Emin Alper
Interprétation : Selahattin Pasali (Emre), Ekin Koç (Murat), Erol Babaoglu (Sahin), Erdem Senocak (Kemal), Selin Yeninci (Zeynep), Sinan Demirer (Ilhan), Nizam Namidar (Selim), Ali Seçkiner Alici (Yavuz), Eylül Ersöz (Pekmez)
Photographie : Hristos Karamanis
Montage : Eytan Ipeker, Özcan Vardar
Musique : Stefan Will
Producteurs : Kerem Çatay, Nadir Öperli, Coproducteurs : Stienette Bosklopper, Viola Fügen, Anita Juka, Laurent Lavolé, Fatih Sakiz, Maarten Swart, Yorgos Tsourgiannis, Michael Weber
Maisons de Production : 4 Film, Liman Film, Horsefly, Match Factory Productions, Coproduction : Ay Yapim, Circe Films, Gloria Films, Zola Yapim
Distribution (France) : Memento Distribution
Durée : 129 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 26 Avril 2023
Turquie. France. Allemagne. Pays-Bas. Grèce. Croatie – 2022
Le réalisateur

Emin ALPER
Emin Alper est né en 1974 à Ermenek, en Anatolie centrale. Il a étudié l’économie puis l’histoire à l’université du Bosphore à Istanbul. Il est titulaire d’un doctorat en histoire moderne turque. Son premier long-métrage, Au-delà de la colline (Tepenin Ardi), a été distingué à maintes reprises, en particulier au Festival de Berlin où il a reçu en 2012 le Prix Caligari du meilleur film de la section Forum, ainsi qu’une mention spéciale au prix du meilleur premier film toutes sections confondues. En compétition à Venise en 2015, Abluka (Frenzy) y a reçu le Prix spécial du Jury. En 2019, A Tale of Three Sisters a été présenté en compétition à la Berlinale et a reçu plusieurs prix au Festival international du film d’Istanbul: Meilleur film turc, Meilleur réalisateur, Meilleures actrices et Prix FIPRESCI. Burning Days (Kurak Günler), son quatrième long-métrage, a été présenté au Festival de Cannes 2022 dans la section Un Certain Regard.
Emin Alper est également enseignant à la faculté des sciences humaines et sociales de l’Université technique d’Istanbul. Depuis février 2021, il est aussi programmateur artistique de la toute nouvelle Cinémathèque d’Istanbul.
Filmographie
2022 BURNING DAYS (Kurak Günler)
2019 A TALE OF THREE SISTERS (Kiz Kardeşler)
2015 ABLUKA (Frenzy)
2012 TEPENIN ARDI (Au-delà de la colline)
2006 RıFAT (court)
2005 MEKTUP (court
Les interviews
Après un prix du meilleur premier film il y a une dizaine d’années à la Berlinale et trois longs-métrages depuis, Emin Alper revient avec Burning Days. À travers une intrigue faite de sous-entendus et une esthétique tout en contrastes, l’excellent thriller fait état de la corruption politique en Turquie. Le réalisateur nous en dit un peu plus sur l’origine du film, sur sa structure qui flirte avec les codes du polar, sur ces personnages si ambivalents et sur ce qu’il cherche à dénoncer.
Yaniklar est un village fictif, quels étaient les différents éléments qui devaient constituer ce lieu pour que l’histoire puisse y prendre place ?
Il n’y avait pas tant de choses à inclure. Le plus important pour moi était la sécheresse donc j’ai cherché un lieu particulièrement aride. Ensuite, il a fallu trouver le village. Beaucoup des villages en Anatolie se sont modernisés d’une façon assez laide donc je voulais un endroit qui ait gardé son apparence traditionnelle. Celui que nous avons trouvé était proche de Kayseri dans la Cappadoce. En revanche, les gouffres n’existent que dans la région de Konya donc tous ces plans là ont du être tournés autre part.
Aviez-vous dès le départ l’envie d’alterner enjeux politiques et codes du thriller ? De brouiller la frontière entre vérité et mensonges, d’éliminer les repères moraux pour les personnages mais aussi pour les spectateurs ?
suite