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La conspiration du Caire Jeudi 1 Décembre 20h30
Cinq ans après son détonant polar Le Caire confidentiel, Tarik Saleh réalisateur suédois d’origine égyptienne récidive avec La Conspiration du Caire, qui oscille entre film d’espionnage de haut vol et roman d’apprentissage. Après avoir dénoncé la corruption et le clientélisme de la police dans son précédent film, le cinéaste s’attaque ici avec finesse à l’instrumentalisation de la connaissance en plantant sa caméra dans la prestigieuse Université alAzhar, respectée et considérée comme la plus importante source de savoir sur l’islam au monde - tout comme pouvait l’être l’abbaye de Cluny en Europe au Moyen-Age. Le réalisateur s’est inspiré du thriller médiéval d’Umberto Eco Le Nom de la Rose pour construire ce trhiller politicoreligieux aussi haletant que questionnant sur les notions de liberté et de pouvoir.
Bande Annonce
Synopsis
Adam, simple fils de pêcheur, intègre la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite. Le jour de la rentrée, le Grand Imam à la tête de l’institution meurt soudainement. Adam se retrouve alors, à son insu, au cœur d’une lutte de pouvoir implacable entre les élites religieuse et politique du pays.
Critiques

Révélé à l'international par le noir et passionnant Le Caire confidentiel, Tarik Saleh a récemment fait un petit détour par les États-Unis pour nous en mettre plein la tronche sur Amazon avec Le Contracteur, avant de revenir cette année avec La Conspiration du Caire. Prix du scénario au Festival de Cannes 2022, ce nouveau film nous raconte l'histoire d'Adam, un simple pêcheur qui va intégrer la prestigieuse université Al-Azhar, au Caire. Lors du décès du Grand Imam à la tête de cette institution, Adam va être pris au piège dans une lutte de pouvoir entre l'élite religieuse et les politiques du pays.
La loi du Caire
L'une des grandes forces du Caire confidentiel, sorti en 2017 en France, était l'efficacité de la mise en scène de Tarik Saleh, éminemment impactante sans jamais être démonstrative. Même lorsqu'il a délocalisé l'âpreté de son cinéma dans le décor de l'actionner américain avec Le Contracteur, le cinéaste suédois est parvenu à confirmer ses habiletés cinématographiques à travers un filmage précis, mais épuré.
Dans La Conspiration du Caire, Tarik Saleh transforme l'essai en situant son décor dans la Mosquée de Süleymanye (à défaut de la véritable université d'Al-Azhar). Encore plus que dans ses précédents films, le cinéaste se plie à la puissance graphique de son environnement et souligne sa majesté à grands coups d'élégants plans larges et/ou d'imposantes contre-plongées. Une humilité de mise en scène qui donne une ampleur visuelle presque naturelle au film, sans passer par de superficiels gimmicks plastiques, ce qui le rend d'autant plus impressionnant.
De la même façon, en ajoutant à ces quelques plans d'ensemble une caméra épaule nerveuse, le réalisateur insuffle une brutalité bienvenue à sa mise en scène et l'augmente d'une belle dimension organique. Ce filmage abrupt jure cependant avec une narration rythmée d'astucieuses ellipses, de fluides transitions musicales et de montages parallèles. Une structure limpide qui, associée à un filmage rêche, fait de La Conspiration du Caire un film à la fois stimulant et exigeant.
Par ailleurs, cette riche réalisation emballe un scénario traversé de meurtres, d'enquêtes et de manipulations, quelque part entre Le Nom de la rose d'Umberto Eco (référence citée par le réalisateur lui-même) et le cinéma américain paranoïaque des années 70. Le cinéma de Tarik Saleh n'est jamais que théorique. Il s'habille toujours des codes du cinéma de genre pour appâter son spectateur et créer une tension palpable et haletante.
Une écriture d'autant plus divertissante qu'à la manière d'un roman de John Le Carré, La Conspiration du Caire est peuplé de personnages qui cachent presque tous leurs motivations, et de protagonistes sous-estimés qui se révèlent plus doués et puissants que prévu. Le film est alors rythmé par de ludiques retournements de situations et par une galerie d'enjeux forts, devenant un vrai plaisir de thriller percutant.
LE CAIRE, NID D'ESPIONS
Ce plaisir de la forme et du genre est d'autant plus prenant et excitant pour le spectateur qu'il est incarné avec brio par une galerie d'acteurs vraiment impressionnants. D'un côté, Fares Fares est de retour chez Tarik Saleh après Le Caire confidentiel pour un rôle passionnant d'ambiguïté. Le comédien donne à voir avec acuité le mélange de chaleur et de dangerosité de son personnage. De l'autre côté, Tawfeek Barhom interprète Adam avec une parfaite retenue, qui se mue progressivement en un passionnant bouillonnement de colère.
La versatilité de ces acteurs rend leur personnage vraiment attachant et permet un investissement émotionnel d'autant plus fort dans cette Conspiration du Caire. Un accompagnement affectif qui va de pair avec le voyage initiatique d'Adam qui passe d'un quotidien de pêcheur au fin fond de la campagne égyptienne à l'une des plus grandes et anciennes universités du monde.
Camarade amusant, fête en plein centre-ville et découverte du monde urbain : Tarik Saleh filme avec tendresse l'ouverture d'Adam à l'univers citadin du Caire, qui jure avec le décor presque médiéval du tout début du film. Si cette découverte sensible d'un nouvel espace est d'abord joyeuse pour le protagoniste, la noirceur du thriller et la tension anxiogène des conspirations autour de la succession du grand Imam vont radicalement changer le ton du film.
Par ailleurs, Tarik Saleh illustre visuellement la prise au piège de son personnage à travers des jeux de symétrie asphyxiants et des focales courtes qui mettent en valeur l'immensité du décor d'Al-Azhar. Adam est comme écrasé par son environnement et ce nouveau monde qui se trouve plus angoissant que prévu. En accompagnant le point de vue et la quête initiatique de son protagoniste, Tarik Saleh déploie une atmosphère oppressante vraiment stimulante pour le spectateur.
À CAUSE D'UN ASSASSINAT
Pour cause, à l'instar du Caire confidentiel et du Contracteur, La Conspiration du Caire parle d'un individu pris au piège dans les rouages des machinations d'un système qui l'exploite et le met en danger. En purs termes d'écriture, cela s'incarne à travers un protagoniste qui est toujours au coeur de l'action, sans pourtant jamais en être le moteur, comme s'il n'était plus maître de ses propres décisions.
Adam est passif à son propre récit. Il est baladé d'un enjeu à un autre, en ayant à peine le temps d'y émettre de la résistance. Il y a quelque chose de l'ordre du thriller américain des années 70 dans La Conspiration du Caire, où un personnage impuissant est enfermé dans des manipulations imbriquées, orchestrées par une force abstraite et difficilement identifiable. En résulte une paranoïa latente, voire un nihilisme pervers d'une grande noirceur.
En quelques plans larges sur des foules de croyants ou sur les 300 000 étudiants d'Al-Azhar, Tarik Saleh rappelle visuellement la force de cette institution religieuse en Égypte. L'idée de son film n'est pas d'en attaquer les principes fondateurs, mais bien de rendre compte du processus de pervertissement par le pouvoir de la mission religieuse d'un tel établissement, et de celle de la protection de la population par la sûreté de l'état.
En témoigne la figure du héros qui, comme avec le flic ripou du Caire confidentiel ou l'organisation paramilitaire du Contracteur, est ici malmenée, puisque représentée par l'ambigu agent, aux méthodes peu recommandables, qui s'occupe de l'infiltration d'Al-Azhar. Un rouage de plus dans les sombres machinations des plus grandes institutions égyptiennes, qui va certes doucement se révolter pour sauver la vie d'Adam, mais qui restera malgré tout bien loin de la figure classique du policier irréprochable et flamboyant.

L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Le précédent film de Tarik Saleh, Le Caire Confidentiel, épousait la forme de l’enquête policière pour apporter un éclairage assez fin sur le fonctionnement de la société égyptienne, une société alors en pleine ébullition. La corruption généralisée – le héros du film, un policier, y succombait lui-même par une espèce d’habitude – apparaissait moins comme une faute morale et scandaleuse que comme la manière largement admise avec laquelle se régulaient les relations interpersonnelles et le rapport des individus avec le pouvoir. La forme du récit criminel y constituait donc moins un prétexte imposé que la vérité même du monde que décrivait le film.
Avec La Conspiration du Caire, qui a été tourné en Turquie et a obtenu le Prix du scénario au Festival de Cannes en 2022, le cinéaste continue, avec intelligence, d’enfoncer le même clou, au service, cette fois-ci, d’une description du pouvoir politique et de ses contradictions.
On peut certes définir le film comme une sorte de thriller d’espionnage, mais il serait sans doute tout aussi judicieux, sinon davantage, d’y voir la mise à nu, sous une forme condensée, des tensions qui traversent les sphères de l’Etat et leurs rapports avec d’autres superstructures dans l’Egypte contemporaine. Le suspense, tout en constituant une manière rusée de donner corps et substance à une forme de terreur ordinaire, est ici l’instrument d’une connaissance instinctive de l’oppression.
Lieu d’affrontements
Soit le principe de l’agent infiltré et de la rhétorique qui accompagne ce motif. Adam, modeste fils de pêcheur, est admis à l’université Al-Azhar, prestigieuse institution d’enseignement de l’islam sunnite située au Caire. C’est la promesse pour le jeune homme d’une ascension sociale programmée.
La mort soudaine de l’imam qui dirige l’université provoque une lutte de succession au sein de l’école entre divers religieux qui entretiennent des rapports différents avec le pouvoir politique, de l’hostilité à la franche collaboration. Un colonel de la sûreté de l’Etat (l’épatant Fares Fares) parvient à recruter Adam, à en faire son informateur et, surtout, l’acteur et l’agent d’événements susceptibles de porter à la tête d’Al-Azhar le dirigeant désiré par le pouvoir politique.
Le spectacle proposé repose donc tout à fois sur la peur que le double jeu d’un héros (tout autant jouet impuissant des services secrets que sujet agissant) soit découvert et sur une suite de coups fourrés, de retournements de situation et de trahisons diverses.
Petit à petit s’affirment un certain nombre de divisions au sein même des différentes entités. L’école est le lieu d’affrontements larvés entre diverses factions, entre les manipulations des Frères musulmans, les tenants d’une lecture littérale du Coran au service d’une forme de radicalisme politique et ceux prêts à un rapport dénué de méfiance avec le pouvoir politique.
Au sein de la sûreté de l’Etat s’affrontent les partisans d’une cynique brutalité au nom de la raison d’Etat avec ceux qui éprouvent quelques scrupules face à ce qui est exigé d’eux. La Conspiration du Caire propose donc, derrière les péripéties d’un récit à suspense, une vue en coupe, quasiment abstraite, de l’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi.
Mais, bien au-delà de la sociologie politique, le film de Tarik Saleh s’impose comme une variation dialectique et concrète sur la dualité mythologique du prêtre et du soldat ainsi que l’impossibilité, désormais, de les distinguer précisément.

Un thriller puissant et saisissant
Après le coup de poing "Le Caire Confidentiel", le cinéaste suédois né d’un père égyptien, Tarik Saleh, avait été « gentiment » éconduit du pays des Pharaons. Après son nouveau pamphlet contre les maux de cette société du Maghreb, il est peu probable qu’il soit considéré dans un futur proche comme le bienvenu. Le film s’ouvre pourtant sur les codes classiques du récit initiatique, un fils de pêcheur est admis dans la prestigieuse université Al-Azhar, haut lieu de l’Islam sunnite où le grand Imam a un rôle comparable à celui du Pape pour les catholiques. Le jeune homme s’apprête à faire ses classes modestement, suivre son avenir qui se promet désormais radieux. Mais le grand Imam décède, plongeant l’institution dans le chaos et le métrage dans le thriller.
"Boy From Heaven" devient alors une merveille narrative, une autopsie aiguisée du jeu d’influences entre les élites étatiques et religieuses. Plus proche du film d’espionnage que de la chronique politique, ce drame millimétré immerge le spectateur dans un tourbillon asphyxiant, nous obligeant à constater en apnée les bouleversements subis par le protagoniste. Acte engagé et courageux, la nouvelle réalisation de Tarik Saleh impressionne par son montage chirurgical, l’absence du moindre détail superflu et la maîtrise parfaite de ses différents enjeux. On ressort de là ébahi par la virtuosité d’un scénario (récompensé à juste titre au Festival de Cannes) et par les faits racontés, cette corruption ubiquiste d’un gouvernement qui veut dicter ses lois aux sphères religieuses, et cet établissement dont chaque Cheikh enseigne sa propre doctrine, prépare ses disciples à imposer sa pensée. À ne pas manquer !
Le Réalisateur

TARIK SALEH
Cinéaste, Egypte
Né en 1972 à Stockholm (Suède), Suédois d’origine égyptienne, Tarik Saleh est réalisateur, journaliste et producteur.
Après un début de carrière comme artiste de graffiti et éditeur, il passe à la réalisation et reçoit le Grand Prix du Jury à Sundance 2017 pour Le Caire Confidentiel.
FILMOGRAPHIE SACRIFICIO: WHO BETRAYED CHE GUEVARA (DOC, TV, 2001) – GITMO (DOC, 2005) – KRONOFOGDEN/THE REPO MAN (DOC, TV, 2009) – METROPIA (2009) – TOMMY (2014) – LE CAIRE CONFIDENTIEL (2017) – WESTWORLD (SÉRIE TV, 2018) – RAY DONOVAN (SÉRIE TV, 2018) – THE CONTRACTOR (2022) – BOY FROM HEAVEN (2022)

A Ecouter
Le Suédois Tarik Saleh, cinéaste survolté du “Caire confidentiel”, dénonce les maux de l’Égypte contemporaine. Un pays, celui de son père, où le pouvoir le menace. Rencontre à Stockholm avec un homme déchiré.
Il faut bien sept heures de route pour faire connaissance. Le voyage se déroule tout entier à Stockholm, de banlieue nord en banlieue sud, avec un court crochet vers les eaux de la Baltique. Tarik Saleh, le cinéaste du Caire confidentiel, tient le volant, et sa conversation crépite sans arrêt. On le rencontre là, à l’avant d’une berline noire, car Stockholm est sa ville. C’est là qu’il a grandi et qu’il compose ses scénarios en tension sur l’Égypte moderne. Son nouveau film, La Conspiration du Caire, il l’a écrit dans une ambiance à la Bergman, au secret d’une petite maison de famille en bois, lumières rases allongées par les vents marins. Il lui est arrivé de vivre en Égypte, il ne peut plus y mettre les pieds, persona non grata… Mais n’allons pas trop vite, il faut faire un peu de chemin pour découvrir ses multiples identités. Un puzzle dont il s’amuse : « Je suis assez célèbre en Suède pour qu’on pose des questions sur moi dans les jeux télévisés, dit-il. Par contre personne n’a la bonne réponse. » Qui est Tarik Saleh ? Un auteur de films à succès ? L’ex-présentateur vedette d’une émission de société sur une chaîne publique ? Un documentariste politique ? Un roi du graffiti des années 80 ? « Quand quelqu’un m’arrête dans la rue, je me demande toujours à laquelle de ces figures il désire s’adresser. »
Il est déçu en début d’après-midi, contrarié au moment de prendre le volant. Il voulait rejoindre le quartier de Bromsten et nous montrer la peinture murale qui a assis sa réputation alors qu’il n’avait que 17 ans, en 1989. Fascinate, la plus grande fresque d’Europe, 13 mètres de longueur, 8 mètres de hauteur, un des graffitis les plus anciens au monde. L’œuvre était protégée par l’État, le mur de l’ancienne zone industrielle tenait debout au milieu d’une zone résidentielle. Les promoteurs immobiliers ont eu le dernier mot, le mur a disparu. La Suède change vite, les belles idées s’envolent, l’extrême droite vient de gagner les élections et Tarik Saleh met le cap sur une autre époque, de plus en plus lointaine. La berline file vers Kungshamra, une banlieue nord qui porte encore la marque de l’utopie sociale-démocrate des années 70. Le quartier est pauvre, mais les pelouses soignées, les bâtiments peints de couleurs douces. Ils logeaient pour trois fois rien des familles d’étudiants de tous horizons auxquelles on promettait un avenir radieux. Dans les premières années de sa vie, Tarik Saleh vivait au rez-de-chaussée avec sa mère. Sous sa fenêtre, il faisait pousser des légumes. Un hommage, dit-il, à sa famille de la vallée du Nil que les récits romantiques de son père magnifiaient dans son imaginaire d’enfant.
“À l’époque, en Suède, tout semblait exemplaire. La mafia n’aurait pas pu s’installer, car la corruption ne prenait pas.”
Ses parents étaient séparés, son existence doublement déchirée. Sa mère était suédoise, d’une bonne famille qui l’avait répudiée pour ses « mauvaises fréquentations ». Son père avait fui l’Égypte au lendemain de la guerre des Six-Jours, remonté contre la militarisation de la société. « Il était peintre, voulait vivre de son art et il a fui la conscription. » Un long voyage vers l’Europe l’a mené là où il s’y attendait le moins. « La Suède était un pays froid, les gens y étaient réservés, raconte son fils, mais c’est le premier pays qui a proposé de l’héberger. L’époque était détendue, les femmes étaient réputées pour avoir l’esprit libre, il était bel homme, il arborait une coupe afro… Ma mère s’est retrouvée enceinte et je pense qu’il est resté pour ne pas être loin de moi. » La Suède était alors une terre d’accueil plutôt tranquille. « Il n’était pas question de nationalisme. Les gens n’étaient pas fiers de leur pays mais de ce qu’ils avaient accompli. Tout semblait exemplaire. La mafia, par exemple, n’aurait pas pu s’installer, car la corruption ne prenait pas. L’honnêteté primait sur tout. »
Tarik Saleh. Dans la Suède de son enfance, « il n’était pas question de nationalisme. Les gens n’étaient pas fiers de leur pays mais de ce qu’ils avaient accompli. »
Le tissu s’est spectaculairement décomposé. Les bandes ont gagné du terrain, les trafics aussi. Dans les banlieues sud qu’on traversera le soir, pour dîner dans une cafétéria irakienne, le nombre de meurtres par balles a explosé. L’immigration s’est intensifiée, les nouveaux arrivants ne sont plus logés à la même enseigne. Tarik Saleh ne saurait toutefois dire d’où le mal est venu. Le système d’intégration lui semblait parfait, le racisme contenu, même s’il était particulièrement franc quand il éclatait : « Les gens nous hurlaient dessus quand je me promenais avec ma mère, ils me demandaient d’où je venais et n’acceptaient pas que je leur réponde que j’étais suédois. » Sous la générosité politique du pays socialiste, il ne pouvait s’empêcher d’entendre une petite musique méprisante — « Nous allons vous aider à vous élever dans la civilisation… » — qui ne cadrait pas avec les récits que son père lui faisait de la grande Égypte. Le cinéaste a ainsi atteint l’âge d’homme entre deux feux. Son identité lui semblait « fausse » de toutes parts. Au nord, sa société d’adoption se délitait sous une façade d’exemplarité. Au sud, le pays de ses origines vivait dans l’ombre de sa splendeur passée.
“Nous lisions tous la biographie de Malcolm X et elle est devenue l’un des fondements de ma culture.”
Dans la maison où il s’est retiré pour imaginer les intrigues politiques et religieuses de son dernier film, situé dans la grande université coranique d’al-Azhar, au Caire, il conte avec animation comment il s’est découvert musulman. Rien à voir avec l’Égypte, où son père l’a emmené dès ses 10 ans. Rien à voir avec rien de ce qu’on pourrait attendre. « C’est venu par le graffiti et la communauté hip-hop, nous lisions tous la biographie de Malcolm X et elle est devenue l’un des fondements de ma culture, comme de celle de nombreux jeunes des banlieues européennes. » Son père, qui n’était pas pratiquant, avait beau lui expliquer que les Black Muslims n’avaient rien à voir avec la religion de la famille, il a trouvé là un semblant de guide, une manière de canaliser la colère qui l’a accompagné longtemps : « Je signifiais mes graffitis arik. Je m’identifiais aux Arabes, que les films montraient comme des méchants et dont mes professeurs parlaient de plus en plus mal après la guerre du Golfe… »
Entre les échangeurs d’autoroute d’une capitale européenne surchargée, la discussion emprunte bien des méandres. Pendant longtemps, Tarik Saleh s’est cherché. Il a voyagé entre la Suède, les États-unis et l’Égypte où il a lancé un magazine dans les années 90. Ses premiers films sont des documentaires (sur Che Guevara ou Guantanamo). Sa première fiction est un film d’animation (Metropia, en 2009), le domaine où son père s’est bâti une réputation. C’est Le Caire confidentiel qui a fourni l’étincelle du succès en le ramenant du côté de l’Égypte. Commencé en 2009, le scénario inspiré d’un fait divers était celui d’un film noir sur une société gangrenée par la corruption. « Il s’achevait sur une révolution, mais ça ne tenait pas debout, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était une révolution, j’ai rangé tout ce que j’avais écrit dans un tiroir. »
Quelques mois plus tard, le pays s’embrase. Après le renversement de Moubarak, Tarik Saleh, en pleine rupture amoureuse, décide de reprendre son scénario au plus près des événements, en traînant avec la jeunesse égyptienne. « Mohamed Morsi venait d’être élu. Nombre de ceux à qui je parlais avaient voté pour lui. Ils étaient dégoûtés de l’échec de la révolution, et même s’ils n’étaient pas très heureux de voir arriver au pouvoir une formation politique issue des Frères musulmans, ils ne voulaient surtout pas donner leur voix à l’armée. Ils avaient le sentiment qu’on les poussait à choisir entre la peste et le choléra. » L’ambiance dans laquelle Tarik Saleh prépare son premier film égyptien est électrique. Le pouvoir religieux est vite défait par un coup d’État militaire et le pays se range derrière la figure d’Abdel Fattah al-Sissi. « Pendant quelque temps, raconte le cinéaste, le pays semblait prendre la voie de la démocratie, mais pendant que je sillonnais Le Caire pour trouver des décors, je voyais surgir les signes du retour à l’autorité, les militaires avec des kalachnikovs qui prenaient position au cœur des embouteillages… »
Trois jours avant le tournage, alors qu’il tient une conférence de presse à l’ambassade de Suède, il apprend qu’il n’a que quelques heures pour quitter le pays. Un message est arrivé à la production : « Dites à Saleh que nous avons lu son scénario, nous l’avons à l’œil depuis plusieurs semaines, nous savons où vivent les siens. S’il veut leur sécurité, qu’il s’en aille. » Quand son avion décolle du Caire, son cœur se serre : « J’aime ce pays, je me suis dit que je ne le reverrais jamais. » Un des informateurs de la police était, pense-t-il, son chauffeur, un jeune homme proche des Frères musulmans qui, à l’aéroport, lui a offert des cadeaux pour sa famille. « Il était piégé, dit-il. La police le tenait. Je me suis inspiré de lui pour le personnage principal de La Conspiration du Caire, qui infiltre les hauts cercles de l’université al-Azhar pour le compte de la police d’État. » Tourné à Casablanca, Le Caire confidentiel est devenu un succès mondial que les Égyptiens n’ont pas pu voir. Pas officiellement en tout cas. « La réputation du film a été utilisée par l’opposition au régime. Les Frères musulmans voulaient que je parle pour eux. Je suis resté silencieux… »
Et voici Tarik Saleh à nouveau pris entre plusieurs feux. À Cannes, La Conspiration du Caire a reçu le prix du scénario, il a fait la une des journaux en Égypte, reçu des éloges distingués. Malgré sa critique des institutions, la polémique pourrait-elle s’éteindre ? « À Cannes, raconte Saleh, des journalistes égyptiens me disaient à quel point le pays était fier de moi et me demandaient si j’allais rentrer. Et en dehors du champ de la caméra, ils se mettaient un doigt sur la gorge et me faisaient des signes affolés : Non, surtout pas, ils vont te tuer ! »